06/10 - 1640-1688 : L’ANGLETERRE INVENTE LA RÉVOLUTION.
Monarchie absolue, république, dictature, les Anglais ont tout essayé durant un demi-siècle avant d’établir leur actuelle monarchie parlementaire.
N’oublions pas que la première révolution a été celle de 1688, et qu’elle a eu lieu en Angleterre, aurait dit avec ironie Mme Thatcher, lors des cérémonies du bicentenaire de la Révolution française où elle avait été invitée par François Mitterrand. Avec un siècle d’avance sur la France, l’Angleterre entreprend le premier procès royal, met un roi à mort, installe un régime républicain, connaît une restauration qui échoue, puis elle plonge dans une seconde révolution et s’engage dans la voie politique qui est restée la sienne.
La première révolution dure vingt ans, de 1640 à 1660. Le roi Charles Ier y perd la tête, une guerre civile éclate, la monarchie est abolie, une république proclamée (le Commonwealth d’Angleterre). Elle aboutit à un gouvernement personnel, militaire, autoritaire dirigé par un lord protecteur, l’énigmatique Oliver Cromwell, sorte de Frédéric II mystique, génie militaire spontané, qui traverse l’histoire anglaise avec la rapidité d’un météore. Une séquence que les Anglais nomment la Grande Rébellion.
Lui succède une restauration monarchique de vingt-huit années. Roi de 1660 à 1685, Charles II, le fils du roi décapité, promulgue la loi de l’habeas corpus et cherche à cicatriser les blessures passées. À sa mort, la couronne revient à son frère Jacques II. Courageux, patriote, affable, il a le tort d’être catholique et rigide. En trois ans, il perd tout crédit. Un concours de circonstances entraîne ses adversaires, des nobles protestants, à prendre contact avec Guillaume d’Orange, son gendre, protestant et hollandais.
En novembre 1688, Guillaume débarque en Angleterre. Abandonné par tous, Jacques se réfugie en France d’où il tentera des débarquements en Irlande. En février 1689, une Convention élue déclare Guillaume III et Marie, son épouse, roi et reine, qui doivent accepter le Bill of Rights, la “Déclaration des droits”.
En 1660, restauration monarchique : “Le roi, c’est la loi”
Ainsi en moins d’un demi-siècle, les Anglais expérimentent tous les régimes politiques et imaginent toutes les utopies. Est mise à l’épreuve une monarchie absolue avec Charles Ier qui fait sienne la formule de son père Rex est lex, et avec Jacques II, obstiné dans sa mission divine de restaurer le catholicisme. Est essayée une sorte de communisme protestant et puritain avec le mouvement des Niveleurs qui voyaient en Jésus-Christ, ce “puissant esprit de fraternité”, le “Niveleur en chef”. Dans la société égalitaire conforme à l’ordre divin dont ils rêvaient et que les diggers (“piocheurs”) tentent de mettre sur pied dans le Surrey, il n’y a plus ni mendiants, ni seigneur, ni police, ni prisons. Est aussi mise à l’essai une république parlementaire pendant cinq ans : le résultat est un désastre ; le Parlement républicain et le Conseil d’État déconsidérés, l’Écosse et l’Irlande écrasées, et le puritanisme impose une série de lois intransigeantes. Quant à Cromwell, il invente un régime personnel, dictatorial, avec « Dieu le Père et Jésus-Christ comme inspirateurs quotidiens, la Bible comme manuel de gouvernement et la “verge de fer” en main ». À quoi s’ajoute un Parlement qui oppose la coutume anglaise au droit divin.
Pendant cinquante ans, l’Angleterre se transforme en laboratoire politique qui annonce les révolutions américaine, française et même soviétique. Et tout cela débouche sur une monarchie tempérée, modèle et référence obligés pour les philosophes du siècle des Lumières.
Car avec le Bill of Rights naît, dit-on, la démocratie en Europe. Voté par les deux Chambres (Lords et Communes), ce document est déroutant pour les Français. Point de grands principes universels fondés sur une vision philosophique des droits de l’homme, mais une énumération prosaïque et concrète de ce qui est interdit au roi, par exemple lever de l’argent sans l’autorisation du Parlement ou limiter le droit de pétition, la liberté de parole. Et c’est seulement après avoir juré de respecter ce catalogue d’interdictions que Guillaume reçoit le titre royal, comme s’il était nommé souverain sous condition. La mise sous tutelle de la Couronne est complétée par la loi de Succession, votée en septembre 1701, qui constitue l’acte fondateur du régime constitutionnel anglais dont les dispositions sont toujours en vigueur.
Dans ce laboratoire politique, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Burke, Benjamin Constant, Karl Marx, Jaurès et Rosa Luxemburg piochent des idées, trouvent des leçons à méditer, découvrent des justifications et des ancêtres. Et comme les personnalités et les caractères y tiennent une place essentielle, chacun en tire un rapprochement à sa convenance. Ainsi en France, où la Révolution de 1789 est prise comme l’étalonnage, se dessinent des parallèles entre Charles Ier et Louis XVI, Cromwell et Bonaparte, Charles II et Louis XVIII, Jacques II et Charles X, Guillaume III et Louis-Philippe.
Les historiens s’accordent pour rechercher les origines de la révolution de 1640 dans le règne de Charles Ier qui succède en 1625 à son père Jacques Ier, le premier des Stuarts. Personne n’affirme plus, comme aux deux derniers siècles, que la révolution de 1640 est le résultat inéluctable du sens de l’Histoire. Mais les historiens hésitent en revanche sur le point de savoir si les deux révolutions sont des événements indépendants l’un de l’autre, ou si le putsch de 1688-1689 est l’ultime aboutissement de la révolution de 1640-1660.
Partisan de la première solution, Guizot, le libéral de la monarchie de Juillet. Dans son Histoire de la révolution d’Angleterre, 1625-1660, une œuvre brillante, essentielle, parue de 1827 à 1856 (disponible chez “Bouquins”, Robert Laffont), il ne dépasse pas l’année 1660, date de la Restauration de Charles II. S’il est vrai que la première révolution constitue le traumatisme majeur de l’histoire de la Grande-Bretagne, il est nécessaire malgré tout de poursuivre l’histoire jusqu’à la Glorieuse Révolution pour disposer d’une vision globale. Ce qu’a entrepris Michel Duchein* dans une belle synthèse qui enchaîne les deux épisodes.
De cet entrelacs d’événements où alternent les armes et les prières, où s’entretuent Écossais, Irlandais et Anglais, où s’affrontent “cavaliers” et “têtes rondes”, où naissent whigs et tories, où les drames, les favoris, les complots succèdent aux grands procès et aux coups de force, où la politique étrangère intervient sans cesse et brouille les pistes, Duchein démêle le déroulement et les enchaînements. Il en dégage deux lignes de force : le problème des rapports entre le Parlement et le roi, la place de la religion et de l’Église anglicane dans la vie politique. Sans négliger de vigoureux portraits et le hasard qui fait dévier le cours de l’Histoire.
* Michel Duchein - Inspecteur général honoraire des Archives de France, spécialiste de l’histoire britannique, Michel Duchein a écrit – à côté de travaux d’érudition – une dizaine d’ouvrages fondamentaux, parmi lesquels Elisabeth Ire d’Angleterre, Les Derniers Stuarts, Histoire de l’Ecosse, etc., tous publiés chez Fayard.
Durant ces cinquante années, l’Angleterre a changé. Profondément. Avec son lot de destructions et de saccages : palais royaux vandalisés, châteaux de lords royalistes rasés, leur contenu vendu ou détruit. Ainsi un Rubens est jeté à la Tamise. Sans connaître une cassure comparable à celle de 1789 pour la France, l’Angleterre est ébranlée par ces révolutions qui ruinent les royalistes, enrichissent les soldats de Cromwell et mettent en avant de nouvelles générations de propriétaires soucieux du rendement de leurs terres.
La monarchie absolue et la république sont également rejetées. Deux régimes détestables aux Anglais. La victoire revient à la monarchie qui sort renforcée de l’épreuve. Renforcée et transformée. Depuis le règne d’Élisabeth Ire, la dernière des Tudors, un conflit, latent puis ouvert, existe entre le pouvoir du roi et celui du Parlement : la prérogative royale l’emportait nettement sur le contrôle parlementaire. Même évolution sur le continent où les monarchies dites absolues remplacent les vieilles monarchies féodales. Or en Angleterre, à partir de 1689 se met en place la première monarchie parlementaire de l’Histoire.
Autre innovation liée à la seconde révolution : la liberté de l’édition et de la presse, une exception en Europe avec les Provinces-Unies. Enfin, dernière innovation politique, l’union des trois royaumes, Angleterre, Écosse, Irlande en un État unique de 1651 à 1660. Certes, l’union est éphémère, mais elle ouvre des perspectives, prépare en Écosse les esprits au traité d’Union de 1707 qui crée la Grande-Bretagne. À l’inverse, en Irlande, les conséquences de la rébellion catholique de 1641, la reconquête cromwellienne et la guerre orangiste de 1689-1690 se feront sentir jusqu’au XXe siècle.
La montée du puritanisme presbytérien marque la société
Bouleversements religieux également. Les plus mal lotis sont les catholiques ; seuls les protestants bénéficient de la liberté de culte. Et toute personne professant la religion papiste, mariée à un (ou une) papiste, est exclue de la couronne. L’Angleterre n’aura donc jamais plus un roi, un régent ou un protecteur catholique. Même si l’Église anglicane est rétablie dans ses privilèges, la montée du puritanisme presbytérien marque la société. Les soldats de Cromwell proscrivent le théâtre, la danse, les jeux et le dimanche est jour d’ascèse.
Bouleversements religieux également. Les plus mal lotis sont les catholiques ; seuls les protestants bénéficient de la liberté de culte. Et toute personne professant la religion papiste, mariée à un (ou une) papiste, est exclue de la couronne. L’Angleterre n’aura donc jamais plus un roi, un régent ou un protecteur catholique. Même si l’Église anglicane est rétablie dans ses privilèges, la montée du puritanisme presbytérien marque la société. Les soldats de Cromwell proscrivent le théâtre, la danse, les jeux et le dimanche est jour d’ascèse.
En 1642, une vague d’iconoclasme dévaste le pays, s’étend jusqu’à l’aspect des rues, jusqu’aux enluminures des livres. À Cantorbéry, 63 vitraux sur 68 sont détruits ; ils rivalisaient en beauté avec ceux de Chartres ! De cela, une survivance : le redoutable dimanche anglais. Ce n’est qu’à partir de la Glorieuse Révolution que les questions religieuses n’interfèrent plus dans le champ politique.
En outre, les controverses politiques et les débats religieux ont encouragé la vie intellectuelle. Si le théâtre a perdu sa puissante vitalité, pamphlets, essais, libelles et traités pullulent. Avec son Oceana (1656) qui peint une république idéale, James Harrington, un utopiste, influencera la constitution des colonies anglaises d’Amérique et celle des États-Unis. Au contraire, Thomas Hobbes, dans son Leviathan (1651), pense que seul un pouvoir fort peut juguler l’instinct naturel de l’homme pour l’anarchie et la violence. John Milton, lui, artiste sensuel et puritain moralisateur, compose un grand poème chrétien sur le thème de la chute originelle, le Paradis perdu (1667). Enfin, John Locke, avec ses Deux traités sur le gouvernement(1689) qui exposent la théorie du pacte social et la division des pouvoirs, irriguera toute la réflexion politique des Lumières, que fascine le XVIIe siècle anglais.
C’est ainsi que Louis XVI lit l’Histoire d’Angleterre, maison de Stuart sur le trône d’Angleterre, de David Hume dans la traduction de l’abbé Prévost. Ce qui lui vaut la remarque de Turgot, admirateur du libéralisme économique britannique : « Sire, souvenez-vous que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur le billot. »
On n’a d’yeux, de ce côté-ci de la Manche, que pour la Révolution française et ses répliques au XIXe siècle. Et pourtant, en ce domaine comme en d’autres, l’Angleterre a un siècle d’avance sur la France. La première elle a mis un roi à mort, la première elle a eu un régime républicain (plus ou moins), la première enfin elle a connu une restauration qui n’a pas réussi.
Certes, les ressemblances s’arrêtent là: les conditions sociales, politiques et (surtout) religieuses n’ont pas grand chose à voir, et certes les Révolutions d’Angleterre ont permis le décollage de ce pays alors que la Révolution française a battu en brèche la prospérité du royaume de Louis XVI. Il n’en reste pas moins que les plus grands historiens français du XIXe siècle, en particulier Guizot, n’ont cessé de réfléchir à ce précédent historique.
Les quelque 50 années durant lesquelles l’Angleterre a cherché sa voie sont un épisode décisif de l’histoire européenne. Éminent spécialiste des XVIème et XVIIème siècles anglais, Michel Duchein donne ici une synthèse appelée à faire date dans notre pays qui oublie trop facilement l’histoire de ses voisins.
------------------------------
* 141 ans avant la décapitation de Louis XVI :
Le 13 janvier 1649, vers midi, sur un échafaud dressé devant le palais londonien de Whitehall, un bourreau masqué trancha, d'un coup de hache, le cou du petit-fils de Marie Stuart, Charles Ier,monarche libre, roi d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande.
La révolution anglaise, de Charles Ier à Cromwell par Michel Duchein, inspecteur général honoraire des Archives de France
La révolution qui, de 1640 à 1660, provoqua en Angleterre, en Écosse et en Irlande la chute de la monarchie des Stuarts et l'avènement d'une république, pour aboutir à l'établissement d'une dictature et, finalement, à la restauration de la royauté, est une des grandes ruptures de l'histoire moderne de l'Europe. Les comparaisons avec la Révolution française, postérieure d'un siècle et demi, s'imposent à la réflexion historique, d'autant plus que le rôle de Cromwell, à bien des égards, préfigure celui de Bonaparte. Pour cette réflexion, nous nous sommes adressés à Michel Duchein, spécialiste de l'Angleterre et de l'Écosse du XVIIe siècle, auteur notamment de Biographies de Charles Ier (Payot – Rivages, 2000) et de Le duc de Buckingham (Fayard, 2001).
Le 13 janvier 1649, vers midi, sur un échafaud dressé devant le palais londonien de Whitehall, un bourreau masqué trancha, d'un coup de hache, le cou du petit-fils de Marie Stuart, Charles Ier, roi d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande.
Selon une tradition, au soir du même jour, le général Cromwell, vêtu de noir, serait venu contempler le corps décapité du roi, et se serait retiré en murmurant : « Cruelle nécessité ».
Mais pourquoi cette nécessité ? Pourquoi, en fait, cette exécution, unique alors dans l'histoire, et qui devait le rester jusqu'à celle de Louis XVI, cent quarante et un ans plus tard ?
Il faut, pour répondre à ces questions, interroger la société anglaise en cette césure du XVIIe siècle, mais aussi – car les personnalités individuelles jouent dans l'histoire un rôle essentiel, que l'historiographie d'aujourd'hui a trop tendance à négliger – les caractères des deux protagonistes : Charles Ier et Cromwell.
Charles Ier et la « monarchie libre »
Comme les autres pays d'Europe occidentale, l'Angleterre et l'Écosse, vers 1630-1640, sont agitées de profonds conflits, qui marquent le douloureux passage de la rigide société féodale, ou de ce qui en reste, à la société d'échanges qui caractérisera les siècles suivants. Ces conflits, nombreux et souvent contradictoires, éclatent surtout sur deux points : la religion et la nature du pouvoir politique, l'un et l'autre étant d'ailleurs étroitement liés. Encore faut-il ne pas transposer au XVIIe siècle des notions du XXIe, qui seraient anachroniques. Des mots comme « liberté », « ordre » ou « autorité » n'ont pas alors le même sens qu'aujourd'hui ; moins encore, le sens des hiérarchies sociales. Le contraste entre anciennes et nouvelles notions est précisément à l'origine du drame de 1649, de ses prémices et de ses conséquences.
Charles Ier, né en 1600, est en quelque sorte prédestiné à incarner, dans sa personne, les contradictions de son époque. Son père, Jacques Ier Stuart (1566-1625), roi d'Écosse pendant trente-six ans avant de devenir roi d'Angleterre en 1603, était le théoricien le plus convaincu du « droit divin » : pour lui, l'autorité du roi découle de Dieu seul ; les sujets sont tenus à l'obéissance, et toute rébellion, toute contestation même, est sacrilège, puisque contraire à l'ordre établi par Dieu. C'est ce qu'il appelle, dans un ouvrage au grand retentissement, « la vraie loi des monarchies libres ». Charles Ier hérite de son père cette conception, qui n'a alors rien d'extraordinaire : c'est celle de Henri IV en Espagne ; ce sera celle de Louis XIV et des autres souverains européens jusqu'à l'ère des Lumières.
Mais, à cette conception de droit divin s'opposent, avec une force croissante dans la première moitié du XVIIe siècle, deux autres principes, l'un et l'autre explosifs dans leurs implications pratiques : celui du droit supérieur de Dieu, c'est-à-dire de la conscience – l'obéissance à Dieu passe avant l'obéissance au roi –, et celui du droit du peuple à résister à la tyrannie – reconnu en Angleterre par la Grande Charte, la Magna Carta de 1215.
Pour Charles Ier, roi légitime, sacré et oint de l'huile sainte lors de son couronnement, son droit divin ne fait et ne fera jamais aucun doute. En tant que « gouverneur suprême de l'Église d'Angleterre », titre hérité d'Élisabeth Ière (1533-1603), il ne reconnaît aucune autorité supérieure à la sienne en matière de religion. Il est profondément croyant dans le cadre de cette Église anglicane, qui est issue de la Réforme protestante mais conserve bien des traits par lesquels elle reste apparentée à l'Église catholique : hiérarchie de prêtres, doyens, chanoines, évêques, archevêques ; liturgie spectaculaire avec cierges, ornements brodés, calices et ciboires d'or ; et surtout, stricte discipline, à laquelle veille le rigide archevêque de Cantorbéry, William Laud.
Sur le plan politique, Charles Ier est persuadé d'agir toujours en conformité avec ses devoirs de souverain chrétien. Ses conseillers – d'abord le duc de Buckingham, son ami d'enfance, assassiné en 1628, puis l'archevêque Laud et, à partir de 1629, l'autoritaire et compétent Thomas Wentworth, devenu en 1640 comte de Straford – le poussent à réagir fermement contre les oppositions, religieuses et politiques, qui se multiplient dès le début du règne.
L'opposition à la « prérogative royale »
La théorie du droit divin se traduit, en Angleterre, par la « prérogative royale », expression qu'on pourrait rendre, en termes constitutionnels modernes, par « domaine réservé », assurant au monarque l'autorité entière dans divers domaines, dont la politique étrangère et la défense nationale. Cette « prérogative », Charles Ier entend l'exercer pleinement.
Or, l'Angleterre connaît, depuis le Moyen Âge, un système de contre-pouvoir incarné par le Parlement. Face à la « prérogative royale » s'affirme le « privilège du Parlement », dont les deux fleurons sont le droit exclusif de voter les impôts et la liberté d'expression pendant les sessions. Avec un souverain autoritaire comme Charles Ier, le conflit est inévitable.
Dès le début du règne, en 1625, le malentendu éclate : le Parlement entend contrôler l'utilisation des crédits votés, le roi s'y refuse absolument ; le Parlement est dissous, les députés renvoyés chez eux. À partir de ce moment, plus une année ne se passera sans conflit entre les deux conceptions du pouvoir. Peu à peu se forme une opposition organisée au gouvernement royal, dont les chefs sont des bourgeois régulièrement élus au Parlement, John Eliot (1592-1632), John Pym (1584-1643) et John Hampden (1595-1643).
Anglicans, puritains, presbytériens, indépendants
Dans l'Angleterre et l'Écosse du XVIIe siècle, le point sur lequel se cristallise le débat politique est la religion. L'autorité de l'Église anglicane, étroitement liée à celle du roi – « pas d'évêque, pas de roi », disait Jacques Ier –, est rejetée avec une obstination croissante par les calvinistes, qui veulent le retour à une Église plus austère, plus « pure », d'où leur nom de « puritains ». En Écosse, les calvinistes dominent l'Église nationale, dite « presbytérienne », entièrement indépendante de celle d'Angleterre.
Puritains et presbytériens sont les bêtes noires de Laud et de Charles Ier, et les sanctions contre les pasteurs rebelles se multiplient. Avec une rare maladresse, l'archevêque durcit ses positions vers 1630. Il impose la stricte observance du livre de prière anglican, cible principale des critiques puritaines.C'est surtout avec l'Écosse que le conflit s'envenime. Laud pousse Charles Ier à imposer aux rudes presbytériens la hiérarchie épiscopale et la liturgie anglicane. En résultent une émeute, qui éclate à Édimbourg le 23 juillet 1637, puis la constitution d'une ligue, ou Covenant, à laquelle les Écossais adhèrent en masse pour défendre leur liberté de conscience. Charles Ier réagit conformément à son caractère : il déclare le Covenant illégal et se prépare à rétablir son autorité par la force. Ce sera la « guerre des évêques », qui marque le début de la révolution en août 1640.
Mais, dans l'Angleterre bouillonnante des années 1630-1640, anglicans et puritains ne sont pas seuls. Les catholiques, persécutés depuis Élisabeth Ière, exclus par la loi de la fonction publique, sont protégés par la reine Henriette-Marie, sœur de Louis XIII, qui est française. Surtout, de plus en plus de croyants « indépendants » ne veulent obéir qu'à leur propre conscience et refusent toute autorité ecclésiastique. Les sectes se multiplient, qui aux yeux du roi Charles et de ses conseillers mènent le pays à l'anarchie.
Le roi face au Parlement
Pour faire la guerre aux Écossais, il faut de l'argent ; or seul le Parlement peut voter les crédits nécessaires. Depuis neuf ans, le roi s'est arrangé pour gouverner sans Parlement – la convocation et la dissolution de l'assemblée faisant partie de la fameuse prérogative – en ayant recours à des expédients financiers, emprunts forcés, taxes diverses, dont la légalité est contestée par de nombreux juristes et contribuables. Dans ces conditions, le Parlement convoqué pour financer les opérations militaires en Écosse, qui se réunit le 18 avril 1640, est mort-né : il est dissous dix-sept jours plus tard, sans que rien ne soit voté. Cependant, la campagne, engagée à la fin de l'été, tourne mal pour le roi : les Écossais du Covenant entrent en Angleterre et occupent Newcastle. Charles Ier, la mort dans l'âme, doit convoquer un nouveau Parlement pour le 3 novembre 1640. Malheureusement pour lui, cette fois, il n'a plus aucun moyen de s'opposer efficacement aux députés. Les caisses du trésor sont vides, il n'y a pas d'armée royale en état de combattre, le gouvernement est violemment impopulaire, l'Église de Laud a de plus en plus d'adversaires dans la bourgeoisie et même dans la noblesse. Le Parlement a la haute main, et il s'en rend parfaitement compte.
Dès le début de la session, l'assemblée, dominée par l'énergique personnalité de John Pym – « le roi Pym », comme on dira bientôt – vote une série de mesures révolutionnaires. On dirait les États généraux de 1789 : interdiction pour le roi de rester plus de trois ans sans convoquer un Parlement ; annulation de tous les emprunts et taxes illégaux décrétés par le roi depuis 1631 ; interdiction de dissoudre le Parlement sans l'autorisation des députés – « c'est la loi du Parlement perpétuel » ironise Charles. Le souverain, impuissant, signe toutes ces mesures. Pis que tout, il finit par consentir à la condamnation de son conseiller et ami Strafford, qui est exécuté le 12 mai 1641.
En même temps, Londres s'agite : des émeutes éclatent un peu partout, des cris de mort sont poussés contre la reine. Enhardi, le Parlement vote une « Grande Remontrance », véritable acte d'accusation contre la royauté. Laud est arrêté et emprisonné à la tour de Londres. Toute la vieille constitution monarchique du royaume est ébranlée.
Dès lors, la guerre civile est inévitable. Charles Ier sort de Londres, rallie ses partisans à Nottingham, pendant que le Parlement lève une armée. Au début, les armes favorisent plutôt le roi, qui s'installe à Oxford et tente d'y réunir un contre-Parlement. Désespérant d'en venir à bout, le Parlement élu en 1640, de plus en plus dominé par les puritains, conclut une alliance avec les presbytériens d'Écosse. Après la dictature religieuse de Laud – finalement exécuté le 16 janvier 1645 – s'établit celle des calvinistes. Le Parlement, jusqu'alors populaire, commence à faire figure d'oppresseur, et les querelles de personnes le paralysent après la mort de Pym en décembre 1643.
Entrée en scène de Cromwell
Alors que les chefs de l'armée parlementaire suivent avec réticence l'évolution des événements, un obscur député, Oliver Cromwell, sort de l'anonymat et prend un ascendant de plus en plus marqué. Sous son impulsion, une grande réforme militaire crée en 1645 l'armée dite du « Nouveau Modèle », où les indépendants, qui rejettent autant la dictature puritaine que l'anglicane, sont prépondérants. Ce sera « l'armée des saints », qui raflera la mise sous la conduite de Cromwell et à son profit.
Qui est donc ce nouveau venu ? En 1645, il a quarante-six ans. Issu d'une famille honorable mais pauvre de la région de Cambridge, il est profondément croyant, assez tolérant, mais refuse absolument l'autorité des évêques anglais aussi bien que celle des pasteurs puritains et presbytériens. Sa relation avec Dieu est ardente mais directe, et ne souffre pas d'intermédiaires. Il méprise les députés, bavards impuissants, et se trouve à l'aise dans l'armée, où il compte de plus en plus de partisans. Le 16 juin 1645, il écrase l'armée royale à Naseby près de Coventry. Charles Ier se réfugie auprès des Écossais, qui le livrent au Parlement. Le 2 juin 1647, un coup de force militaire s'empare du roi, que Cromwell tient désormais en son pouvoir.
À partir de ce moment, les événements se précipitent. Cromwell offre d'abord à Charles Ier de négocier – offre sincère ou simple leurre, on en discute encore aujourd'hui –, mais Charles finasse, joue double jeu, tente de s'évader, est repris, et Cromwell décide d'en finir. Pour plus de sécurité, le Parlement est épuré, quatre-vingt-seize députés jugés trop tièdes sont chassés manu militari, et une commission soigneusement choisie est constituée afin de juger le roi pour trahison. Jamais n'avait été affirmé de façon aussi éclatante le principe de la supériorité du pouvoir populaire sur le pouvoir royal. Cromwell en est parfaitement conscient – « cruelle nécessité » – car il n'éprouve pas de haine personnelle contre Charles Ier : c'est bien le roi qu'il faut éliminer, en tant que roi. Quelques jours après l'exécution, une loi votée par ce qui reste du Parlement décrète la fin de la monarchie, « danger pour la liberté et la sécurité du peuple », et instaure la république.
La république et le roi Cromwell
Cette république, inaugurée le 19 mai 1650, ne durera pas longtemps. Cromwell, qui dispose du pouvoir effectif grâce à l'armée, se trouve bientôt aux prises avec les extrémistes politiques et religieux, ceux qu'aujourd'hui on appellerait volontiers anarchistes, tels les « niveleurs » qui veulent établir une égalité absolue entre les hommes au nom de l'Évangile et refusent toute autorité.
Or Cromwell est, fondamentalement, un homme d'ordre. Ce qu'il a en vue est le règne de Dieu – Dieu, dont il est l'interprète et l'instrument privilégié. Il assied son autorité en noyant dans le sang l'insurrection de l'Irlande, puis en écrasant la rébellion de l'Écosse, enfin en éliminant les niveleurs. Dès 1652, il n'a plus de rival. Il rétablit l'ordre en Angleterre, qu'il gouverne d'une poigne de fer. Le 20 avril 1653, il se décide à faire sauter le dernier obstacle : le Parlement est dissous par la force – on croirait, toutes proportions gardées, vivre par anticipation le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte.
Alors que Bonaparte se fera proclamer premier consul, Cromwell prend le titre de Lord protecteur de la République : en fait, maître absolu. Ses ennemis le qualifient de « tyran hypocrite », moquant sa manie de parler au nom de Dieu ; mais tout semble lui réussir, à l'intérieur comme à l'extérieur. Il engage la guerre contre la Hollande, qu'il gagne. Il s'allie à la France de Mazarin contre l'Espagne.
Songe-t-il, alors, à devenir roi ? Tout porte à le croire. Il est qualifié d'altesse, s'entoure d'un faste royal. Pourtant, en mai 1657, quand un nouveau Parlement lui offre la couronne, il la refuse. Hypocrisie ? Scrupule sincère ? Simple manœuvre ? Toujours est-il que, s'il n'a pas le titre de roi, il en a tous les pouvoirs. Toute l'Europe s'attend à ce qu'il franchisse le dernier pas. Mais il meurt, inopinément, âgé de cinquante-neuf ans, le 3 septembre 1658. Pour ses funérailles, il portera la couronne royale. Son fils Richard lui succédera – avant d'abdiquer, quelques mois plus tard, et de laisser la place au fils de Charles Ier, Charles II, réfugié aux Pays-Bas.
Une révolution pour rien ?
Peut alors se poser la question : tant de sang, tant de deuils, tant de ruines pour aboutir au retour du roi Stuart, la révolution aurait-elle eu lieu en vain ?
Pas tout à fait. Charles II ne régnera pas comme Charles Ier : question de caractère, certes, mais aussi de contexte. Plus personne, en Angleterre, même le roi, ne parlera désormais de monarchie absolue. La liberté religieuse est acquise une fois pour toutes – sauf pour les catholiques, et ce pour longtemps. Les droits du Parlement ne seront plus jamais remis en question. Tel est le legs de la révolution de 1640, qui sera consolidé à la fin du siècle par la deuxième révolution, celle de 1688.
Mais de Cromwell, que subsiste-t-il ? Peu de chose en définitive. C'est là qu'est la différence essentielle avec Napoléon. Cromwell n'a laissé ni Code civil, ni institutions nouvelles. Il a régné huit ou neuf ans, rétabli l'ordre en Angleterre ; en un sens, il a rendu possible la restauration de Charles II. C'est beaucoup. Mais, comme homme, il est à jamais une énigme : homme de foi, homme de sang, homme de pouvoir, homme de fer, tout cela à la fois. Il reste, en tout cas, une des figures dominantes de l'Europe de son temps, et une des personnalités les plus étranges de cette Angleterre ivre de religiosité du XVIIe siècle.
Michel Duchein Février 2002
Copyright Clio 2017 - Tous droits réservés
Michel Duchein, Ses livres :