19/10 - 1979 : ASSAUT SUR LA MECQUE.
L’histoire que je vais vous raconter pourrait faire l'objet d’un roman ou d’un film d’espionnage comme on les aimait dans les années 60 / 70 :
- U pays oriental écrasé sous le soleil du désert, une monarchie absolue pittoresque et brutale aux mœurs rétrogrades, qui a assis sa richesse sur d’immenses réserves pétrolières et son influence morale sur la présence sur son sol des sites sacrés de la religion dont elle prétend incarner le magistère
- Un massacre inattendu perpétré par des rebelles fanatiques, lesquels sèment alors la terreur dans des lieux en principe sanctuarisés
- Une situation de crise politique nationale aigüe qui menace de dégénérer en déstabilisation régionale voire internationale
- L’envoi par les Occidentaux d’agents d’élite de leurs services secrets et de leurs forces spéciales pour dénouer la situation
- De l’action, des coups de feu et des armes secrètes utilisées dans le cadre d’évènements sur lesquels toute la lumière n’a pas été faite pour le grand public…
Un tel évènement n’a laissé aucune trace dans votre mémoire ? Vous n’êtes pas les seuls.
Qui se souvient que, le 20 novembre 1979 de l’ère chrétienne des insurgés prirent, dans la violence, le contrôle de la Grande Mosquée de La Mecque, en Arabie saoudite et retinrent en otages des centaines de pèlerins ? Qui sait que, pour les en déloger, il fallut le concours de forces spéciales… françaises ? Qui a une idée sur les conséquences de ce raid incroyable et les leçons qu’il convient d’en tirer pour juger (si c’est possible !) de la situation au Moyen-Orient, aujourd’hui et demain ?
Ce que vous allez lire s’appuie sur le maximum de récits dignes de foi (enquêtes, témoignages de contemporains) dont la cohérence a été croisée, certaines exagérations (ou au contraire certaines dissimulations) ne sont pas à exclure. Toutefois une partie des faits demeurent flous car inaccessibles aux historiens. C’est pourquoi on prendra soin de distinguer à chaque fois ce qui est certain de ce qui parait plausible, possible ou peu probable et que l’on signalera ce qui reste obscur en essayant d’identifier les raisons pour lesquelles « on ne nous dit pas tout »…
Salam aleikum ! (= Que la paix soit sur vous) : nous partons « vers l’Orient compliqué avec des idées simples » (ainsi que le dit le général De Gaulle dans ses Mémoires de guerre) et, plus précisément, vers la péninsule arabique.
LE MOYEN ORIENT, MOSAÏQUE DE CULTURES AUX FRONTIERES POLITIQUES FLOTTANTES
Pour situer l’action, parlons tout d’abord de l’Orient, plus « Moyen » que « Proche » et que nous pourrions même agréablement appeler de ce nom un peu désuet mais parlant : le Levant (pour ce qui est des pays situés sur la façade méditerranéenne). Vaste et complexe sujet que notre audace nous conduira sans vergogne à traiter en seulement quelques lignes (mais avec 2 cartes juxtaposées)…
Exception faite de l’Egypte, la zone n'est pas constituée de réels « états-nations » fondés sur une homogénéité culturelle et des valeurs politiques transcendant les clivages ethniques et religieux. C'est une mosaïque de tribus, de clans, de cultures, de langues ainsi que de religions parmi lesquelles la plus importante, numériquement, est l'islam.
Loin d’être unitaire, l’islam est lui-même morcelé (principalement) entre le sunnisme et le chiisme duodécimain. Il est par ailleurs traversé par de multiples courants tels que le kharidjisme, le zaydisme (dérivé du chiisme), l'ibadisme, l'ismaélisme ou l'alévisme, sans compter diverses subdivisions encore plus subtiles (soufisme, noséirisme ou encore coranisme, lui-même un courant du scripturalisme…) ce qui ajoute encore à la confusion, aux divisions et aux tensions au sein de cette Umma (communauté des croyants) fort hétérogène…
Les frontières des pays actuels ne s’articulent pas autour de limites naturelles (fleuves, montagnes) ou linguistiques.
- Elles sont la conséquence, pour la plupart, du processus de colonisation du XIXème siècle (Irak, Syrie en sont des exemples)
- et de celui de décolonisation / morcellement de l’empire ottoman du XXème siècle (Arabie, Yémen, pays du Golfe en sont des exemples).
Ces pays, curieusement, revendiquent pourtant farouchement leurs limites actuelles non sans un certain anachronisme : il est par exemple surprenant de voir des Libyens revendiquer aujourd’hui l’«unité» de la Libye, un pays aux frontières issues du découpage arbitraire (à la règle et au crayon !) de la Conférence occidentale de Berlin de 1885 et que les Romains divisaient, eux, depuis toujours en deux zones ethniques : la «Tripolitaine» à l’ouest et la «Cyrénaïque» à l’est...
Cette présentation est certainement schématique et donc contestable. Elle n'est pas inexacte cependant.
Alors que le monde occidental vit en paix dans des frontières stables depuis soixante ans, le Moyen-Orient demeure la proie de luttes féroces qui ne sont en fait que les lointains avatars des guerres claniques, tribales et religieuses des quinze siècles précédents.
Le chaos qui règne actuellement en Syrie incarne à lui seul l'imbroglio permanent qu’est le Moyen-Orient et ses embrasements ethnico-politico-religieux réguliers. Dans ce pays dont la capitale (Damas) fut celle du premier « califat », 90 % de la population est musulmane (elle-même à 90 % sunnite et 10 % chiite) et 10 % chrétienne. La poignée de Juifs ou de Yézidis qui subsistaient ont émigré, sont désormais réduits en esclavage ou ont été exterminés purement et simplement par l'Etat Islamique. Le pouvoir y réside entre les mains du président Bachar El-Assad et de sa tribu : des musulmans « alaouites » (noséirites), une forme dérivée du chiisme. La Syrie est, depuis 2011, en proie à une guerre civile menée contre Bachar El-Assad par des musulmans sunnites, principalement sous la bannière deDaesh, l’"Etat Islamique" autoproclamé en Irak voisin. Dans cette guerre, Assad reçoit le soutien d'autres chiites : l'Iran (qui a envoyé les milices Al-Qod pour soutenir son armée), le mouvement terroriste libanais Hezbollah (soutenu par l'Iran et qui a dépêché la milice Al-Qods sur place) ainsi que des combattants irakiens et afghans chiites eux aussi.
Mais attention, il ne s’agit pas d’une simple et énième lutte sunnites – chiites (ce serait trop simple) car il y a d'autres protagonistes (outre les Kurdes qui tentent de se tailler un espace pour ne pas être eux-mêmes écrasés) à cette mêlée :
- le Front Al-Nosra, une coalition hétéroclite de sunnites « salafistes – djihadistes » et de divers clans et tribus ayant (mais pas tous !) fait allégeance à la nébuleuse terroriste internationale Al-Qaïda. Al-Nosra combat à la fois le pouvoir chiite / alaouite et les envahisseurs sunnites de l'EI et considère que la démocratie est la « religion des impies »…
- la puissante coalition Ahrar Al-Sham, "alliée"à Al-Nosra dans une "Armée de la reconquête" financée par... la Turquie, le Qatar et l'Arabie saoudite !
D'autres groupes (que la presse qualifie à tort de "modérés") plus ou moins nombreux et structurés tels que : l'ASL (l'Armée Syrienne Libre, plutôt laïque) ou l'Armée de l'islam (sans commentaire...)
N’en rajoutons pas dans la complexité mais convenons que, en orient plus qu'ailleurs, l'actualité la plus brûlante plonge ses racines (inextricables) dans un passé parfois lointain : c'est ce passé que nous allons explorer grâce à notre habituelle machine à remonter le temps.
Ceci posé, resserrons notre récit sur un pays bien particulier : l’Arabie saoudite, un pays dont l'originalité vous étonnera (sans forcément vous inciter à y aller passer vos vacances).
DE L’«ARABIE HEUREUSE» A L’ARABIE SAOUDITE»…
Le royaume d’Arabie saoudite actuel est le résultat de la lutte acharnée et obstinée menée par le clan des Saoud pendant près de 200 ans pour s’approprier une zone que les conflits tribaux n'avaient de toute façon cessé de ravager depuis toujours et que les voyageurs, depuis l’Antiquité, surnommaient l’Arabie heureuse en raison de ses oasis verdoyantes du sud-ouest (le Yémen actuel).
Voici comment.
Les décennies qui suivent immédiatement la mort de Mahomet (632 ap JC – que nous allons évoquer un peu plus loin) voient une expansion fulgurante de l'islam. Au VIIème siècle (ap JC), le pouvoir politique de la dynastie des califes omeyyades (apparentés à Mahomet via la tribu des Quraychites) englobe alors des territoires allant de l'Iran à l'Espagne, incluant évidemment la péninsule arabique. Les Omeyyades ne choisissent cependant pas comme capitale une ville religieuse mais une ville commerciale, Damas (actuelle Syrie), en raison de sa façade maritime et de sa place centrale sur les routes du commerce. Ce sont les Omeyyades qui construisent le Dôme du rocher à Jérusalem, rocher d'où la tradition dit que Mahomet aurait été emporté vers le Ciel. En 680, ces « sunnites » (partisans de la sunna,la façon de se conduire de Mahomet) écrasent à Kerbala (actuel Irak) les « chiites » (partisans du gendre de Mahomet, Ali) et tuent Husayn, le fils d'Ali (et donc petit-fils direct de Mahomet).
Dans la mémoire collective sunnite (actuellement 90 % des musulmans du monde, avec des sous-catégories), les Omeyyades constituent une sorte d’« âge d’or » mythique. Cette fascination est cependant évidemment loin d’être partagée par les chiites (concentrés en Iran, en Irak, en Syrie et, plus minoritairement, au Liban et dans le Golfe persique). Depuis l'aube des temps islamiques, c’est une lutte à mort inextinguible entre chiites et sunnites, une haine consécutive au sang versé dès les origines et dont les conséquences se prolongent de nos jours en Irak, en Syrie, au Liban et dans les pays du Golfe.
Revenons aux Omeyyades.
Miné de l'intérieur, le califat omeyyade est bientôt remplacé par le califat des Abbassides(dès 750) : une dynastie sous laquelle le territoire précédemment conquis va lentement se réduire sous la pression des Mongols (à l'est) et des Francs (à l'ouest).
En 1517, ce sont les Ottomans (des Turcs et non des Arabes) qui conquièrent l'Egypte et l'Arabie. C'est avec eux que le monde islamique connait son apogée : les philosophes, les médecins, les astronomes ou les poètes impressionnent et fascinent les Européens du Moyen-Age et de la Renaissance.
Vers 1745 (à l'époque de Louis XV, en France), un chef de guerre nommé Mohamed Ibn Saoud et originaire du désert du Nejd (en gros : le centre désertique de la péninsule arabique) noue une alliance avec un prédicateur du nom de Ibn Abd al-Wahhab. Ce dernier est le chef d'un courant de pensée rigoriste qui entend restaurer la pureté de l'islam face à un pouvoir ottoman considéré comme décadent et ramolli. Ibn Saoud ne pourra pas être calife à la place du calife mais, avec al-Wahhab, il fédère diverses tribus de bédouins. Quelques victoires militaires plus tard, il fonde le premier royaume « saoudien » (1745), faisant donc sécession de l'empire ottoman. Mettant la doctrine wahhabite en pratique, les « saoudiens » massacrent les chiites de la ville de Kerbala (à nouveau !) et saccagent le tombeau de Mahomet à Médine (mort là en 632) au motif qu'il ne faut pas pratiquer l'idolâtrie des hommes et que seul Dieu doit être l'objet de dévotion.
Les Ottomans mettent du temps à réagir. En 1818 (soixante ans plus tard !), le vice-roi Mehmet Ali (celui qui donnera plus tard l'obélisque de Louxor à la France) mène une guerre de reconquête de la zone. Il l’emporte et fait décapiter Abdallah, l'aîné des fils d’Ibn Saoud, à Istanbul (sa tête est jetée dans le Bosphore). Le calme règne de nouveau en Arabie.
Pas pour longtemps.
Le cadet des fils échappe au massacre et reprend la lutte. De 1824 à 1891, un second royaume saoudien est encore établi, avant que, profitant des dissensions internes et des querelles de succession chez les bédouins, l'empire ottoman n'en reprenne de nouveau (difficilement) le contrôle. En fait, pendant deux siècles, la région est le théâtre d'une guérilla permanente dans l’indifférence générale, ces zones arriérées et désertiques n'intéressant personne.
Mais l'empire ottoman est décadent, corrompu, affaibli et impuissant. Il est démembré à l'issue de la Première guerre mondiale (l’officier britannique Lawrence « d’Arabie » est notamment l’instrument des coups portés par l’Angleterre aux Turcs en soutenant les Arabes du désert). Les Français administrent alors la Syrie et le Liban (lisez La châtelaine du Liban de Pierre Benoit, qui dépeint les luttes d’influence entre la France et l’Angleterre dans la zone dans les années 1920) tandis que les Britanniques dirigent l'Irak (et mettent la main sur le pétrole local).
En 1932 a lieu la découverte du pétrole dans la péninsule arabique et, le 22 septembre 1932, le « royaume d'Arabie saoudite » est fondé officiellement par Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud (« Ibn Séoud », c'est plus simple). La simple dénomination traduit bien l’appropriation de la zone par la famille qui la contrôle.
La Seconde guerre mondiale n’est pas encore terminée que l’Arabian American Oil Company(ARAMCO est fondée. En février 1945, le président visionnaire Franklin D. Roosevelt signe avec Ibn Saoud un accord appelé « pacte du Quincy » du nom du bâtiment de l'US Navy sur lequel la rencontre a lieu. Par ce traité, les Etats-Unis s'engagent à protéger militairement la dynastie des Saoud, les Saoud s’engagent en retour à approvisionner les Américains en pétrole bon marché.
Cet accord est toujours valable mais observons que, en 2015, compte tenu du développement de la récente technologie du pétrole de schiste aux Etats-Unis, moins coûteuse, et de la baisse des prix du pétrole standard (divisé par 3.5 entre juin 2014 et décembre 2015 où il descend à 34 USD le baril), l'intérêt de l'accord USA / Arabie n'est plus le même (pour les Américains). Cela n'est certainement pas étranger aux efforts de rapprochement menés désormais par ces derniers avec l'Iran (chiite), au grand dam des Arabes, ennemis jurés des Perses...
DEVOLUTION, FLAGELLATION, EVOLUTION ?...
Depuis 1945 et à l'ombre du parapluie militaire américain, le royaume wahhabite ultra-conservateur saoudien constitue le pays le plus stable du Moyen-Orient (au moins en apparence). Par exemple :
- Contrairement à l’Egypte de 1952 (où le roi Farouk a été destitué par Nasser et les jeunes officiers égyptiens) il n’y a jamais eu de révolution.
- Contrairement à la Syrie de Hafez el-Assad (1970) ou à l’Irak de Saddam Hussein (1979), aucun régime militaire laïc nationaliste proche de l’Union Soviétique ne s’est mis en place
- Contrairement au Liban (miné par le Hezbollah) ou à la Syrie (alliée à l'Iran), aucune organisation terroriste affiliée à l’Iran chiite ne s’y est implantée (il n’aurait plus manqué que cela !)
- Contrairement à l’Egypte, la Tunisie ou la Syrie des années 2010, il n’y a pas eu de manifestations populaire ni de remous sociaux (pas de printemps arabe chez les Saoud !).
- Contrairement à l’Iran, il n’y a pas eu non plus d’implication officielle dans le terrorisme international et il n’y a pas de soutien (au moins officiel) ni à Al-Qaïda ni à l’actuel « Etat islamique », lequel est combattu par l’Arabie comme d’ailleurs par tous les pays musulmans de la région au sein de la coalition menée par les Etats-Unis.
Parlons maintenant du mode de gouvernement et de dévolution de la couronne saoudienne : il est de type familial et clanique avec une composante « note de gueule »... Ainsi, dans les tribus d’Arabie, le pouvoir ne passe-t-il pas de père en fils (comme dans une vulgaire monarchie européenne) mais :
- de frère en frère
- puis en demi-frère
- avec prééminence du plus âgé
- mais pas toujours...
Explications.
Le roi Salmane d'Arabie saoudite (souverain en 2015) |
En 2015, le roi d'Arabie est Salmane. Né en 1935, il est le 25ème fils du fondateur Ibn Saoud (qui eut au total 53 garçons et 36 filles - évidemment exclues de la succession - avec ses 32 épouses). Mais pourquoi Salmane est-il roi alors qu’il n’est que le 25ème garçon ? C’est qu’il fait partie des « 7 Soudayri » : les 7 fils qu’Ibn Saoud eut avec son épouse préférée Hassa(la 14ème, issue de la tribu Soudayri). C’est la tribu des Soudayri, concrètement, qui tient le pouvoir en Arabie, devant celle des Chammar.
Ainsi, depuis la mort d’Ibn Saoud, en 1953 :
- 6 de ses fils se sont succédés sur le trône.
- et parmi ceux-ci, 5 étaient des Soudayri.
C’est oriental, c’est féodal, c’est tribal. C’est compliqué, aussi. Alors continuons à éclaircir cette affaire par des questions simples. Une fois arrivé au bout de la fratrie, quid ? On pourrait imaginer que le pouvoir passât aux fils de l’aîné des fils d’Ibn Saoud ?
Il n’en est rien.
Alors au fils aîné du roi régnant (actuellement Salmane) ?
Non plus !
Depuis 2006, un « Conseil d’allégeance » de 35 membres a été institué. Il s’agit de faire un peu de place aux « jeunes » et de valider par avance (pendant que le prince régnant est en vie) le « prince héritier » (= Dauphin). Il s’agit aussi d’éviter tout « vide » dynastique qui conduirait à des revendications imprévues par des moyens plus violents… Il faut dire qu’avec 20.000 personnes « royales » dont 4.000 sont dynastes de près ou de loin, on n’est jamais trop prudent.
Au final, pour des raisons que, franchement, je n’ai pas réussi à bien cerner mais qui traduisent l’emprise des Soudayri sur le pouvoir, il a été décidé (début 2015) de nommer comme « prince héritier » le dénommé Mohammed ben Nayef (né en 1959), neveu de Salmane et fils de son défunt frère Nayef (Nayef était lui-même « prince héritier » avant de mourir en 2012…) Encore un Soudayri.
J’aurais pu vous gratifier d’un arbre généalogique mais, franchement, cela ne présente qu’un intérêt quasi-nul pour cette chronique. L’important est de retenir que, en 1979 et pour l’objet de cette chronique, le roi était Khaled, fils d’Ibn Saoud mais que, en l’occurrence, ce n’était pas un Soudayri.
Au plan de l’organisation sociale, la situation de 2015 en Arabie saoudite n’a que modérément évolué par rapport à 1979 (date de l'évènement traité par cette chronique). On notera, entre autres, que :
Car, en Arabie, on tranche pas mal :
les mains des voleurs (très rarement, dans les faits).les têtes de trafiquants de drogue, de violeurs ou de meurtriers (majoritairement des étrangers) : c'est le mode local d'exécution de la peine capitale, certes un peu old school mais efficace et spectaculaire puisqu'il se fait au sabre et en public :
76 exécutions en 2012, 78 en 2013, 87 en 2014 et 153 en 2015 (avec, le 2 janvier 2016, 47 exécutions (!) d'un coup, dont celle du cheikh chiite Al-Nimr qui a provoqué de nombreuses manifestations chiites en Arabie et à l'étranger). ![]() |
Raïf Badawi |
- On y lapide pour adultère (pas de statistique officielle, d'autres pays pratiquent cette sentence : Iran et Nigéria, notamment).
- On y fouette pas mal, notamment en cas de relation sexuelle hors mariage ou… de contestation du régime et de l’organisation de la société sur un blog (activité taxée alors d’« insulte à l’islam ») telle celle de Raif Badawi*, blogueur condamné début 2015 à 225.000 euros d’amende, 10 ans de prison et 1000 (vous avez bien lu : mille !) coups de fouet (il n’en a reçu pour l’instant « que » 50, administrés le 9 janvier 2015 avant que l’exécution de la peine ne soit suspendue suite aux protestations internationales…)
*Le blogueur saoudien Raïf Badawi risque de nouveaux coups de fouet - On y interdit aux femmes (obligatoirement voilées dans la rue) de conduire (c’est le seul pays au monde)
- On y interdit également à celles-ci de voyager en dehors du pays (ou même simplement de travailler) sans l’autorisation de leur mari, de leur père ou de leur frère sous la tutelle juridique desquels elles sont placées toute leur vie. D'ailleurs, on compte leur témoignage en justice comme 50 % de celui d’un homme.
- Mais notons que le défunt roi Abdallah (2005 – 2015) a imposé un quota de femmes dans l'Assemblée consultative nationale non élue (et a même désigné 30 Saoudiennes sur un total de 150 membres).
- Le roi actuel Salmane leur a, de son côté, donné le droit de vote et d’éligibilité pour la première fois aux élections municipales du 12 décembre 2015 : une initiative localement assez controversée mais qui a abouti à l'élection de 14 représentantes du beau sexe.
LA MECQUE, CŒUR DE L’ISLAM, CŒUR DE L’ARABIE
Nous arrivons au cœur de notre sujet car la ville la plus importante d'Arabie saoudite n'est pas la capitale politique Riyad mais c'est La Mecque, située à l’ouest du pays, au bord de la mer Rouge. La ville la plus sainte de l'islam (qui est interdite aux non-musulmans, gardez cela à l'esprit) est en effet le centre, au sens propre, de cette religion.
Elle est d’abord le lieu de naissance de Mahomet (vers 570 ap. JC). Ensuite, c'est vers elle que celui-ci décida (après son exil à Médine - 400 kms au nord - en 622) d'orienter les prières de la nouvelle religion qu'il avait fondée, remplaçant ainsi l'habitude locale de se tourner vers Jérusalem (comme les Juifs).
Vivant, c'est en direction de La Mecque que le musulman prie (5 fois par jour). Mort, c'est tourné vers elle qu'il se fait enterrer. Et au cours de sa vie, le croyant doit s'y rendre obligatoirement au moins une fois dans le cadre du pèlerinage appelé le Hadj (ou Ajj) qui se déroule sur 5 jours au début du mois (lunaire) de Dhû Al-hijja.
Ce pèlerinage est l'un des 5 « piliers » (= obligations du musulman) de l'islam (surtout sunnite). A La Mecque, outre d'autres cérémonies rituelles, le musulman tourne 7 fois (ce sont les circumambulations de la umra) autour de la Kaaba (= le cube, aujourd’hui une structure de 15 m de hauteur X 12 m de largeur) et touche, à l'intérieur de celle-ci, la Pierre noiresacrée, aujourd'hui enchâssée dans une structure d'argent et située dans l'angle sud-est.
Le choix de La Mecque par Mahomet n'est pas dû au hasard.
En réalité, La Mecque et le site de la Kaaba étaient déjà, bien avant l'islam, un lieu de rassemblement de pratiques religieuses de type « polydémonistes ». On y vénérait (comme dans plusieurs autres lieux du Moyen-Orient) des pierres dressées dans cette vallée où se conservaient des eaux pluviales qui assuraient la survie des voyageurs et des populations. On y adorait les déesses arabes Al-lât (fécondité), Uzza (fertilité) et Manât (destin) mais aussi le dieu Hubal, à la statue anthropomorphe située non loin de la Pierre noire. Mahomet connaissait bien ce lieu de dévotion car sa tribu, celle des Quraychites, avait restauré la Kaaba vers 590, après que des pluies l'aient endommagée.
En se réappropriant définitivement la ville de La Mecque au nom de la nouvelle religion (en 630) et en ne conservant uniquement, parmi les objets antérieurement adorés, qu’une grosse météorite en bétyle (la Pierre noire actuelle), Mahomet :
- Rompt avec le judaïsme des communautés qui l'avaient hébergé à Médine
- Phagocyte les cultes locaux antérieurs. Il s'agit là d'une technique habituelle aux religions qui supplantent celles qui les ont précédées. Elle a été utilisée par le christianisme lors de son expansion en Gaule : de nombreuses églises et cathédrales – voire toutes – sont construites sur des lieux de cultes païens préexistants (par exemple : Chartres et sa source, visible dans la crypte ou encore Notre-Dame de Paris avec le pilier des nautes celto-gaulo-gréco-romain mis à jour en sous-sol par les archéologues).
Pour l’Islam, la Kaaba est identifiée à l’endroit où Abraham et son fils Ismaël sont venus rebâtir le premier temple construit en l'honneur du Dieu unique. Celui-ci avait été bâti par Adam lui-même. Et comment Adam s’était-il vu désigner le site de la construction ? Par la chute d'une pierre céleste : la pierre noire...
La Kaaba est d’abord restée sur une esplanade libre puis on y a construit une mosquée. Celle-ci, encore modeste dans les années 1950 où seulement 150.000 personnes se rendaient annuellement à La Mecque, a fait l’objet d’agrandissements importants qui se sont étalés de 1955 à 1978. La mosquée Al-Masjid al-Haram (par commodité nous dirons la « Grande Mosquée ») a de nos jours une surface de 3,7 ha (par comparaison à l'esplanade de Saint-Pierre de Rome qui est de 2,3 ha) et ce n’est pas fini : des travaux colossaux continuent d’y être menés. Certains s’indignent de la disparition du patrimoine historique local : le site présumé de la maison de la première épouse de Mahomet, Khadija, a ainsi été remplacée par... des toilettes publiques et celle d’Abou Bakr, compagnon de Mahomet et premier calife, rasée pour accueillir un hôtel Hilton. Qu’importe. Cent milliards d’euro ont déjà été dépensés depuis 60 ans pour l’agrandissement du site (et 107 morts causés lors de la chute d'une grue le 11 septembre 2015).
Il faut dire que c'est l'affluence.
De nos jours, plus de 5.7 millions de pèlerins viennent annuellement à La Mecque, dont 2 millions sont concentrés durant le pèlerinage annuel (qui ne dure que 5 jours, rappelons-le) avec tous les problèmes afférents de logement, d'hygiène et de sécurité. Peu importe : mourir à La Mecque est considéré comme une bénédiction divine… qui se répète assez souvent d'ailleurs :
- 1 426 morts asphyxiés dans un tunnel en 1990
- 270 morts piétinés et 619 arrêts cardiaques en 1994
- environ 120 piétinés en 1998
- encore 251 piétinés en 2004
- 354 en 2006
- 769 morts et 934 blessés lors du rituel 2015 de "la lapidation de Satan" le 23/092015 (il s'agit là du bilan donné par les Autorités saoudiennes, l'Agence France Presse l'estimant autour de 2.200 morts et l'Associated Press autour de 2 400 - les Iraniens avançant même le chiffre, extravagant au vrai, de 4 500...)
Et c’est sans compter les incendies de tentes, les épidémies, les manifestations de chiites qui dégénèrent en rixes (400 morts au titre de leur répression, en 1987), etc...
Le pèlerinage à La Mecque, cependant, est une bonne affaire puisqu’il a rapporté, en 2014, un chiffre d’affaires d’EUR 8.5 milliards, soit plus de 50 % du total du tourisme religieux en Arabie (EUR 16.4 milliards !) - source Le Monde du 22/9/2015.
Aussi, en 2015, de l'ordre de 100.000 policiers surveillent-ils l'évènement, assistés de 42.000 caméras réparties dans la ville, dont 1.200 directement braquées sur la Grande Mosquée.
Et cela est compréhensible : la Grande Mosquée de La Mecque est LE lieu central du monde musulman et, vous l'avez compris, va être LE lieu de l'action de cette chronique.
79, ANNEE FATIDIQUE… ?
L’année 1979 est considérée comme « fatidique entre toutes pour l’islam actuel » par l’historien Jean-Pierre Filiu (L’Histoire n° 247) en raison de la succession d’évènements qui secouent la zone et dont nous commentons la liste ci-dessous.
Le 11 février 1979, la révolution iranienne (l’Iran est un pays musulman chiite) emmenée par l’ayatollah Khomeiny (et jusque-là naïvement hébergé en France avec l’aide de pouvoirs publics inconséquents) renverse le régime pro-américain du shah Mohammad Reza Pahlavi.
Le 26 mars 1979, les efforts américains pour fissurer l’unité (toujours fragile) de la Ligue arabe face à Israël et qui ont abouti, l’année précédente, aux Accords de Camp David (17 septembre 1978) portent leur fruit : l’Egypte, jusque-là leader principal du monde arabe, conclut un traité bilatéral avec l’état juif. Cette démarche d’apaisement (non démentie jusqu’ici et qui coûtera la vie au président égyptien Anouar el-Sadate) est vécue comme une trahison par les pays du Golfe (non directement concernés par la politique impérialiste d’Israël mais particulièrement vindicatifs à son encontre).
Le 16 juillet 1979, le militaire Saddam Hussein prend le pouvoir en Irak. Même si cet évènement a lieu au Moyen-Orient, il n’a en fait qu’un rapport très indirect avec l’islam lui-même et est difficilement lisible sur ce plan. Musulman sunnite, Saddam Hussein est surtout un militaire farouchement laïc appartenant au parti nationaliste-socialiste « Baas » qui voue une haine féroce à tout ce qui menace son hégémonie : clergés sunnite et chiite, séparatistes kurdes, etc… Craignant qu’il ne se tourne vers l’Union Soviétique, les Etats-Unis se rapprochent de lui et le financent largement afin d’en faire leur allié contre l’Iran : la guerre Iran-Irak sera ainsi déclenchée par Saddam Hussein en septembre 1980. De 1979 (prise du pouvoir par Saddam Hussein) à 1990 (imprudente décision de sa part d’envahir le Koweït, ce qui en fera l’ennemi de l’occident), Saddam Hussein sera considéré comme un allié utile et puissant face au fondamentalisme chiite soutenant le terrorisme international…
Le 22 octobre 1979, le shah d’Iran, réfugié aux Etats-Unis, y est hospitalisé. Cet évènement sans portée politique réelle est monté en épingle par le nouveau régime iranien et conduit, le 4 novembre 1979, à l’invasion de l’ambassade américaine par 400 « étudiants » qui vont retenir plusieurs dizaines de personnels diplomatiques en otage jusqu’au 20 janvier 1981.
A la fin des années 70 / début 80, la menace fondamentaliste musulmane est donc chiite. Elle ne vient pas du sunnisme ni d’organisations transnationales telles que celle des Frères Musulmans. Cette dernière est en effet largement et brutalement muselée dans tous les pays arabes laïcs (Algérie, Tunisie, Irak, Syrie ou Egypte auxquels l’Union Soviétique fait les yeux doux) ainsi que dans toutes les monarchies (Arabie, Jordanie, Maroc, pays du Golfe…) qui ont tout à craindre de sa surenchère religieuse.
Au bout du compte, qu’ils soient sunnites ou chiites ou autre chose encore, qu’ils soient baasistes ou monarchistes, pro-Américains ou prosoviétiques (prorusses désormais),fondamentalistes, salafistes, djihadistes ou (soi-disant) modérés, qu'ils soient arabes ou perses ou d'une autre nationalité ou ethnie, les musulmans sont divisés, et cela pour des raisons tribales et claniques. C’est ainsi depuis l’origine. C’est ainsi en 1979. C’est toujours le cas aujourd’hui.
Le roi Khaled d'Arabie en 1978 |
En 1979 (et depuis 4 ans), le roi d’Arabie saoudite est Khaled, fils d’Ibn Saoud et troisième parmi ceux-ci à monter sur le trône depuis la mort du fondateur). Il est de santé fragile. Ce n’est pas un Soudayri (14ème épouse) mais un Julouwi (10ème épouse). Il est cependant étroitement encadré par :
- Nayef (ministre de l’Intérieur - son demi-frère, un Soudayri, qui sera « prince héritier » plus tard et mourra en 2012 sans avoir accédé au trône - l’un de ses fils est le « prince héritier » en titre en 2015, souvenez-vous)
- Sultan (ministre de la Défense - autre demi-frère, encore un Soudayri, qui sera « prince héritier » plus tard et mourra en 2011 sans avoir accédé au trône)
- Turki (chef des services de Renseignement - autre demi-frère, toujours un Soudayri, qui sera ambassadeur mais jamais « prince héritier »)
Quant au « prince héritier » officiel, en 1979, c’est Fahd, un Soudayri...
L’ARABIE SAOUDITE EN 1979 : ENTRE SCHIZOPHRENIE ET PARANOÏA
Le royaume d’Arabie saoudite, centre du monde musulman, occupe une position paradoxale et inconfortable :
- Gardien des lieux saints de l’islam, il se doit de montrer l’exemple en matière de rigueur de comportement de ses dirigeants : le régime saoudien est officiellement wahhabite, donc partisan d’un islam traditionnel censé être plus stricte et authentique.
- Mais simultanément, l’Arabie a noué des relations privilégiées avec le pays le plus emblématique (peut-être à tort mais cela est un autre débat) de l’occident : les Etats-Unis. Un accord commercial de livraison privilégiée de pétrole est ainsi en vigueur depuis 1945 avec partage 50/50 des bénéfices de l’ARAMCO. Des accords de défense ont par ailleurs été signés : 5 000 militaires américains stationnent (assez discrètement) sur une base située sur le sol saoudien. Quant à l’élite du pays, elle envoie largement ses rejetons dans les universités américaines. Cette relation forte avec des Etats-Unis (qui sont pourtant simultanément le plus important soutien d’Israël, pays détesté par l’Arabie) n'a jamais manqué de susciter la réprobation de ceux qui rejettent en bloc l’influence occidentale. Elle est notamment stigmatisée par l’Iran, évidemment, qui contribue en sous-main à l’agitation des minorités chiites situées au nord-est du pays, face au Golfe persique et… au milieu des champs pétrolifères !
- Alors le pouvoir saoudien cherche sa légitimité dans la surenchère en matière de répression visible des comportements jugés « déviants ». Dans l’espace public, l’omniprésence des Muttawas, les membres de la police religieuse, assure un ordre dissuasif. Ils circulent avec des bâtons et n’hésitent pas à réprimander voire frapper tout comportement jugé contraire à l’islam :
- un homme et une femme qui discutent librement sans lien familial ou conjugal entre eux,
- un non-respect de la stricte séparation entre hommes et femmes dans les magasins,
- un maquillage ou du vernis à ongles jugés trop voyants sur une femme,
- le port jugé pas assez strict de l’abaya, etc… - Chacun sait, cependant, que les comportements domestiques sont hypocritement exempts de ces règles. Jusqu’au plus haut niveau et à l’abri des murs des résidences privatives, la consommation d’alcool, de prostituées étrangères (dubaïotes) et, d’une manière générale, les mœurs occidentales se développent à toute vitesse. L’élite politique et financière du pays n’affiche-t-elle pas sans vergogne son enrichissement consécutif au premier « choc pétrolier » (1974) avec des voitures au luxe tapageur et des voyages internationaux ?
Au plan extérieur, le magistère de l’Arabie est contesté par des régimes laïcs et militarisés à l’occidentale tels l’Irak de Saddam Hussein, dont la puissance militaire, le poids économique (3ème producteur pétrolier du Moyen-Orient) et l’influence régionale tentent de ringardiser l’Arabie traditionnelle. L’Iran des mollahs, quoique tenant d’un islam minoritaire (chiite), pratique, lui, la surenchère idéologique et montre qu’il tient la dragée haute aux Américains : il tente de s’afficher comme le leader du « monde musulman » (vocable généraliste qui ne traduit absolument pas l’hétérogénéité d'un concept sans aucune réalité, on l’a vu). L’Arabie saoudite est une véritable forteresse assiégée.
Au plan intérieur saoudien, une réprobation monte également de la part de la frange exclue de l’enrichissement général. En effet, bien qu’il fonctionne (évidemment !) au pétrole (ce qui permet un accès quasi-gratuit à l’essence, à l’électricité ou au téléphone, dont les prix sont fixés par le gouvernement et les coûts réels assumés par le budget national), l’« ascenseur social » saoudien ne s’est pas arrêté à tous les étages de la société. Les populations les moins tournées vers la « modernité » (la minorité chiite pauvre du nord-est du pays, les tribus traditionnelles du centre du pays, déshéritées quoique fidèles soutiens du régime) sont restées à la traine. De frustration en réprobation, certains éléments isolés commencent à s’agiter.
Lesquels ?
On peut par exemple citer la tribu des Quraychites, la tribu à laquelle appartenait Mahomet. Convertis au wahhabisme, les Quraychites entretiennent depuis longtemps des relations difficiles et complexes avec la tribu des Saoud. Ils ont aidé militairement Ibn Saoud à prendre le pouvoir dans les années 1920 avant de se retourner contre lui dans les années 1930, lorsqu’il a décidé d’introduire en Arabie des innovations technologiques occidentales (téléphone, télégraphe, radio, automobile…) Ces anciens alliés sont alors devenus ennemis et se sont combattus. Mais les guerres ont tourné à l’avantage des Saoud et les Quraychites se sont retrouvés à l’écart de l’expansion économique due à l’exploitation pétrolière et au flot de dollars qui en (dé)coulait.
Aux fins d’ascension sociale, les Quraychites se sont alors engagés dans la « Garde Nationale » : une sorte d’armée parallèle et personnelle de la maison royale saoudienne réputée particulièrement rigoureuse au plan de la religion.
Là où les forces armées conventionnelles sont très largement composées d’étrangers (Pakistanais par exemple) qui se sont enrôlés là pour des motifs économiques et qui suppléent à une démographie locale insuffisante et à une médiocre motivation des populations saoudiennes, la Garde Nationale est au contraire composée de Saoudiens « de souche ». Là où l’armée nationale se laisse séduire par le modèle de pays de la région (Irak, par exemple) où laïcité et socialisme travaillent les esprits, la Garde Nationale est supposée demeurer le sanctuaire du wahhabisme pur, dur et authentique…
AL-UTAYBI ET LE MAHDI
Parmi les anciens de la Garde Nationale, parlons maintenant d’un dénommé Jouhaymane Al-Utaybi, issu de la tribu des Otaiba mais apparenté également, par sa mère, à celle des Quraychites. Cet homme jeune (il a 34 ans en 1979) a gagné ses (petits) galons de caporalpuis a pris sa retraite. C’est un garçon exalté qui croit à l’arrivée prochaine du Mahdi et qui a réussi à fédérer autour de lui un cercle assez nombreux de jeunes gens plus ou moins illuminés et partisans de ses théories messianiques.
Le Mahdi ?
Précisons que, outre le Coran, le corpus doctrinal de l’islam est constitué de paroles et de sentences (hadiths) attribuées à Mahomet et qui constituent un ensemble de préceptes. On en compte environ 700 000. Si 100 000 de ces hadiths sont incontestés et communs à tous les musulmans, les autres hadiths ne sont reconnus que par tel ou tel courant de l’islam et sont rejetés par les autres (c’est un peu comme si certains chrétiens - mais pas tous - reconnaissaient comme valides certains évangiles actuellement dits « apocryphes » en sus des 4 évangiles « canoniques » = officiels)…
Or, certains hadiths évoquent l’apparition, à la fin des temps, d’un ultime descendant de la famille de Mahomet qui reviendrait sur terre pour y faire régner définitivement l’islam. Ce type de millénarisme n’est pas propre à l’islam : les juifs attendent eux-mêmes le retour du dernier Messie et les chrétiens attendent le retour du Christ pour signaler la fin des temps. Pour les musulmans qui y croient (pas tous), ce dernier descendant de Mahomet sera appelé le Mahdi(littéralement le bien dirigé = celui qui se comporte idéalement et donc qu’il faudra suivre).
Il fallait s’y attendre, au cours de l’histoire, divers personnages se sont déjà… autoproclamés Mahdi !
Le plus virulent fut Muhammad ibn Abdallah qui, en 1884-1885 au Soudan, organisa une révolte contre le pouvoir égyptien. Son armée fut finalement écrasée en 1898 par les troupes britanniques de lord Kitchener, en route vers Fachoda, lequel, avec de l’ordre de 20 000 morts (!) soudanais à la bataille d’Omdurman (contre un bilan d’une cinquantaine de tués côté britannique) mit un terme définitive à cette équipée militaro-eschatologique. En 1889, Mirza Ghulam Ahmad, un Indien originaire du Pendjab et mystique musulman (soufi) proclama lui aussi avoir entendu la propre voix de Dieu : il prétendit être capable de faire des miracles et s’arrogea le titre de Mahdi en affirmant de surcroît être une réincarnation à la fois de Krishna et de Jésus-Christ (un effort de syncrétisme pacifique méritoire...)
Du Mahdi, Jouhaymane Al-Utaybi en rêve au propre comme au figuré : dans ses songes, son visage et son identité lui ont même été révélées…
Jouhaymane Al-Utaybi et ses thuriféraires ne sont pas les seuls à utiliser la religion comme base de leur contestation de la monarchie saoudienne. Il y a, d’une part, une élite intellectuelle travaillée, sur les campus et depuis les années 60, par les prêches de l’organisation des « Frères musulmans ». Il y a, d’autre part, une frange modeste et peu éduquée de la population marquée par les prêches salafistes : elle conjugue la pratique d’une foi dans un mode de vie traditionnelle et le dédain, voire le rejet, d’un pouvoir qui s’est occidentalisé et qui s’est enrichi sans redistribuer. L’opposition au régime se divise donc entre, d’un côté, les intellectuels et, de l’autre, les déshérités et, si elle est forcément discrète (le pouvoir n’en tolère aucune sous aucune forme), elle n’en est pas moins déterminée. Les partisans de Jouhaymane Al-Utaybi appartiennent à cette seconde catégorie, piétiste et en partie illuminée.
S’ils sont certainement motivés par des considérations messianiques, Jouhaymane Al-Utaybi et ses sbires sont également mus par des préoccupations d’ordre politique… Ce sont d’irréductibles contestataires du régime saoudien mais aussi des régimes jordaniens et des autres pétromonarchies du Golfe. Vers 1976 ou 1977, Al-Utaybi a rédigé un pamphlet où il a affirmé « Même un faux Mahdi vaut mieux qu’un faux imam ». En 1978, Jouhaymane Al-Utaybi a aussi fait publier (au Koweït) un volume de 170 pages intitulé Les sept épîtres dont l’une est intégralement consacrée à l’idéologie millénariste du Mahdi.
Le pouvoir saoudien, excédé, a expédié Jouhaymane Al-Utaybi et 98 de ses complices en prison en 1978 pendant un mois et demi. Ceux-ci s’en sont sortis grâce à l’intervention habile de l’ambigu imam Abdelaziz Ibn Baz (1909 – 1999) : un homme qui professait que la terre était plate et dont Jouhaymane Al-Utaybi avait été l’élève. L’homme était tout à la fois un fidèle soutien du régime mais un contempteur de ses dérives « libérales » (comprenez : occidentales). Il a fini par calmer les autorités et par les convaincre que les protestataires étaient certainement à blâmer mais pas vraiment dangereux…
Pas encore.
En 1979, Jouhaymane Al-Utaybi et ses partisans décident de frapper un grand coup et ils se procurent des armes en contrebande au Yémen. A cette époque, le Yémen (bande côtière sud-ouest de l’Arabie qui donne sur la mer Rouge et la mer d’Arabie) incarne toutes les divisions pittoresques consécutives à la Guerre Froide : il est divisé en deux avec, d’un côté, le « Yémen du nord » (en fait "de l’ouest", face à Djibouti avec un gouvernement vaguement religieux soutenu par les Américains) et le « Yémen du sud » (en fait "de l’est" avec un gouvernement plutôt laïc mais surtout prosoviétique). De toute façon, divisée ou réunie, la zone a une solide tradition de contrebande, de piraterie, de brigandage et de violence depuis des siècles. Sur cela, le livre de Joseph Kessel de 1923, Fortune carrée, nous édifie parfaitement en nous montrant que, depuis cette date, rien n’a changé localement…
Les conjurés achètent de nombreuses armes automatiques, spécialement le fameux modèle Kalachnikov AK-47, très répandu, qu’ils acheminent jusqu’à La Mecque. Mais ils disposent aussi, c’est avéré, d’armes provenant des stocks de la… Garde Nationale et dont la provenance et les complicités n’ont jamais été éclaircies. Dans le désert, à 150 kms de La Mecque, un camp est installé pour leur entrainement. Le financement de tout cela n’a jamais non plus été totalement éclairci.
Dans les derniers jours de novembre 1979, les choses s’accélèrent. Les conjurés dissimulent leurs armes dans des paniers de dattes et entrent dans La Mecque, échappant à tout contrôle. Puis ils s’introduisent dans la Grande Mosquée et stockent le matériel ainsi que des galettes, du riz et de l’eau dans des cercueils entreposés dans les sous-sols : là encore, ils savent qu’aucune fouille ne sera opérée.
20 NOVEMBRE 1979 AU MATIN : DES TIRS A LA MECQUE
Le mardi 20 novembre 1979
Certains articles trouvés sur internet font observer que c’est le 1erjour du « 15ème siècle de l’islam » : c’est évidemment un anachronisme puisque le mot « siècle » (d’origine latine) renvoie au calendrier « solaire » (1 an = 1 cercle entier de la Terre autour du Soleil) alors que le calendrier musulman est, comme le calendrier, juif, un calendrier « lunaire ». Le fait que, depuis la fuite des compagnons de Mahomet vers Médine (l’Hégire), la lune ait connu 1400 cycles n’a donc en réalité aucune importance pour personne ce jour-là…
Ce qui a de l’importance, en revanche, c’est qu’à cette date du 20 novembre 1979, le pèlerinage est terminé depuis trois semaines environ, qu’il y a encore environ 50.000 pèlerins dans la Grande Mosquée, que le prince héritier Fahd est en voyage à Tunis pour un sommet arabe et qu’il est 5 h 20 du matin pour la première prière du jour qui doit être lancée par le Cheikh Mohammed Ibn Soubbayil.
Le ministre du culte commence son appel (au micro) dans le silence et sa voix se diffuse dans tous les haut-parleurs installés à travers la ville. Il se passe alors quelque chose d’extraordinaire, d’inattendu et de totalement imprévisible : quelqu’un, qui s’est glissé dans l’ombre près de lui, lui prend le micro des mains et se met à parler aux fidèles stupéfaits. « Je m’appelle Jouhaymane Al-Utaybi », dit-il avant d’ajouter aux fidèles qui ne comprennent rien : « Voici Mohammed Al Qahtani [son beau-frère, ndlr] : c’est le Mahdi qui vient apporter la justice sur Terre ! Reconnaissez le Mahdi qui va nettoyer le royaume [saoudien, ndlr] de la corruption ! »
Nous y sommes.
Dès les premiers mots de celui qui s’est emparé du micro, des coups de feu éclatent : le dénommé Jouhaymane Al-Utaybi, on s’en doute, n’est pas seul. Parmi ses partisans qui entendent prendre le contrôle de la mosquée, certains font feu sur des gardes, grâce aux armes qu’ils ont stockées dans les sous-sols. Les gardes, eux, ne sont pas armés puisque le port d’arme est strictement interdit dans toute la ville de La Mecque.
Immédiatement, c’est la panique et la confusion chez ces derniers, pendant que Jouhaymane Al-Utaybi continue imperturbablement sa dénonciation du pouvoir saoudien jugé corrompu, dépravé, décadent et vendu à l’occident. Il explique qu’il a eu en rêve la révélation que son beau-frère, Mohammed Al-Qahtani, était le Mahdi attendu, l’ultime prophète descendant de Mahomet. Al-Otaybi et Al-Qahtani appartiennent d’ailleurs à la tribu des Quraychites, celle de Mahomet lui-même. Il fustige la famille régnante au pouvoir, ses moeurs, sa corruption et sa dépravation en nommant ouvertement certains princes royaux tel Fawwaz (demi-frère du roi, fils du fondateur Ibn Saoud par sa mère Bazza et par ailleurs gouverneur de la ville de La Mecque elle-même) dont il étale les turpitudes : le jeu et l’alcool !
Pendant que les pèlerins effrayés tentent de fuir dans le plus grand désordre et qu’Al-Utaybi poursuit ses imprécations durant près d’une heure, l’imam parvient à s’échapper. Il donne l’alerte par téléphone et, un peu avant 7 heures du matin, à Ryiad, le roi Khaled est informé de cette situation impensable : des insurgés en armes ont ouvert le feu dans la Grande Mosquée de La Mecque et haranguent la foule contre le pouvoir royal !
Compte tenu de l’absence du prince héritier, Fahd (à Tunis) et du chef de la Garde Nationale, le prince Abdallah (au Maroc), le roi Khaled envoie ses demi-frères Sultan (Défense) et Nayef (Renseignements) à La Mecque pour gérer la situation. A une époque (1979) dépourvue d’internet, de téléphone portable ou de télévision par satellite, les moyens de communication et les média sont facilement mis sous contrôle : Nayef fait ainsi couper immédiatement le téléphone (fixe) et les télex vers l’extérieur de l’Arabie. Il impose tout de suite le black-out total et isole la région de toute onde de choc. Les pèlerins, inquiets, sont même interdits de quitter la ville : pas d’avion ni de car ni de taxi leur répond-on.
Les fidèles peuvent transpirer, mais pas les informations
Si, à l’extérieur, on ne sait pas ce qui se passe à La Mecque, à l’intérieur, ce n’est pas mieux. La confusion est grande... Le gros des 50.000 pèlerins présent lors de l’attaque a réussi à fuir de l’enceinte de la mosquée. Il en reste cependant encore beaucoup à l’intérieur, retenus par les assaillants et bloqués par les combats. Leur nombre exact ? Impossible de le savoir mais plusieurs milliers c'est certain.
Et les insurgés, combien sont-ils ? Là encore, leur nombre n’a jamais été clairement établi. Ce qu’on sait c’est qu’ils sont :
- Au minimum 240 (compte tenu du décompte final effectué plus loin)
- Certainement pas 1500 comme l’affirme avec emphase et dramatisation le journaliste Jean-Claude Bourret (GIGN : les exploits des gendarmes anti-terroristes - éd. France-Empire, 1981)
- Vraisemblablement pas plus de 500 (l’estimation haute avancée par certaines études)
La fourchette raisonnable et consensuelle tourne autour de 300 à 400 mais, si elle est plausible, elle reste contestable et n’est aucunement avérée. Quoiqu’il en soit, ce nombre est déjà énorme : il témoigne d’une mobilisation importante et déterminée d’opposants au régime saoudien et de leur coordination incontestable pour mener un coup de force armé.
A cet égard, l‘ouvrage de Jean-Claude Bourret mentionne aussi une attaque simultanée à la mosquée de la ville de Thaïf (proche de La Mecque) ainsi qu’un attentat à la voiture piégée (une Chevrolet) devant le palais royal de Riyad (et un bilan de 2 morts) : je n’ai pu recouper nulle part ces affirmations que je laisse en suspens…
Qui sont ces insurgés ?
Plusieurs dizaines de Saoudiens, majoritaires, mais aussi des Egyptiens (au moins 10), des Yéménites (au moins 6), des Koweitiens, des Irakiens, des Soudanais et même 2 Américains, ainsi qu’on le découvrira plus tard. Ils ne sont pas les éléments téléguidés d’un vaste complot international mais plutôt des éléments individuels que les circonstances et l’idéologie radicale ont conduit à s’agréger ensemble (un peu à la manière de ceux qui forment l’armée actuelle de l’Etat Islamique irako-syrien).
Mais ils sont dirigés par un Saoudien et, donc, il est clair qu’il s’agit d’une rébellion armée contre le trône saoudien : une action qui prend tout le monde de court dans la mesure où elle était intellectuellement inenvisageable à La Mecque, ville où les armes et leur usage sont interdits et où, par conséquent, la police n’est ni armée ni théoriquement autorisée à tirer. Des musulmans tirant sur d’autres musulmans dans l’enceinte sacrée de La Mecque : le roi Khaled s’inquiète. Il lui faut juguler la crise le plus rapidement possible, avec le minimum de dégâts aux lieux saints et avec le maximum de discrétion. La monarchie saoudienne, dont le magistère est intimement lié à sa capacité à assurer la sécurité de la Grande Mosquée et de la Kaaba, ne se relèverait sans doute pas d’une mise à sac de celle-ci.
Pour ce qui concerne l’aspect religieux, le 20 novembre 1979, Khaled réunit rapidement les Oulémas (docteurs de la foi) pour obtenir d’eux la permission d’utiliser les armes. Ce qui est, en théorie, formellement interdit est finalement autorisé sur la base d’un verset du Coran (II, 191) : une fatwa est donc lancée dans les formes contre les insurgés. Le point théologique a été réglé rapidement. Il faut maintenant passer à l’aspect pratique des choses : rassembler des troupes, définir un plan de bataille, mener l’action…
De tout cela, nul n’a aucune expérience.
21 NOVEMBRE 1979 : DES ASSAUTS DÉSASTREUX
La journée du 20 novembre se passe dans l’attentisme et dans les échanges sporadiques de tirs.
Les forces de sécurité gouvernementales, aucunement formées à ce type de situation, se postent autour du bâtiment, l’encerclent et entreprennent de tenter d’y pénétrer en évitant autant que faire se peut de canarder ce qui est tout de même le Haram Al Cherif (saint des saints) musulman. Mais les insurgés sont bien armés, ils disposent de munitions nombreuses et ils sont très organisés. Ils se sont notamment postés dans les minarets et sur les hauteurs : ils font feu impitoyablement sur les assaillants tout en comptant sur le fait qu’aucun armement lourd ne sera employé pour attaquer le bâtiment lui-même. Leur position est inexpugnable. Pendant ce temps-là, la propagande de Jouhaymane Al-Utaybi auprès des pèlerins bloqués se poursuit : il leur distribue son livre Les sept épîtres…
Le mercredi 21 novembre 1979, en fin de matinée, on décide de passer à l’action.
Les fantassins de la Garde Nationale tentent de prendre la Grande Mosquée d’assaut en attaquant toutes les entrées de façon simultanée. Les insurgés ripostent et font des dizaines de morts parmi les troupes loyalistes.
Le jeudi 22 novembre, on repasse à l’offensive. Elle modifie significativement la situation sans la faire basculer. Cette fois, il est décidé d’employer les grands moyens. Le journaliste Jean-Claude Bourret mentionne l’envoi de blindés appuyés de cinq hélicoptères. Cet assaut est de nouveau un désastre. Un hélicoptère est même abattu. Des soldats de la Garde parviennent cependant à entrer et à tenir certaines zones, limitées, de la Mosquée. Ce succès est cependant mince, précaire et il est obtenu au prix de nouvelles pertes. Il ne fait reculer les insurgés que timidement.
Ceux-ci, livrant une lutte acharnée, se replient en partie des étages supérieurs mais se retranchent dans des zones où ils sont encore plus difficiles à déloger… Ils descendent dans les souterrains et les caves de la mosquée, poussant devant eux plusieurs centaines de pèlerins terrorisés. Dans l’entrelacs des piliers, dans l’obscurité du dédale de couloirs qui courent dans les soubassements de l’édifice, les combats se poursuivent et les morts s’accumulent pour les forces de l’ordre qui ignorent combien sont les insurgés, de quelles armes ils disposent et même où ils se trouvent exactement.
Au soir du 22 novembre 1979, la situation est grave : deux jours d’insurrection incontrôléeà La Mecque, des dizaines de morts parmi des forces de l’ordre dépassées, des centaines de pèlerins retenus prisonniers par des rebelles qui contrôlent la Grande Mosquée et sont solidement retranchés sans aucune perspective de reddition. Comment réduire les défenseurs ? On l’ignore car personne ne possède même de plan d’ensemble de la Grande Mosquée, rénovée et agrandie par l’entreprise Ben Laden à la fin des années 50 pour atteindre (en 1979) la superficie de 2 ha. Aucune solution n’est donc en vue, à part peut-être raser le bâtiment purement et simplement pour anéantir les assaillants. Compte tenu des sacrilèges perpétrés et à venir, la légitimité de la couronne des Saoud est directement menacée. Pour l’instant, aucune information ne circule. Le black-out sur la situation est en vigueur. Il tient difficilement le coup car, déjà, la rumeur se propage dans la région...
Il faut demander de l’aide. Mais à qui ?
On songe à demander l’aide de la Jordanie dont l’armée, bien formée, dispose de commandos spécialisés et équipés qui pourraient certainement faire l’affaire dans ces circonstances. Et ce sont de bons musulmans. Un peu trop, d’ailleurs… Rappelons que le royaume Hachémite est dirigé par le roi Hussein, lequel appartient authentiquement à la tribu des Quraychites - celle de Mahomet ! Parmi ses ancêtres, Hussein eut même pendant des siècles les... nombreux chérifs (gouverneurs) de la ville ! Qui sait si, en cas de succès de ses soldats à reconquérir la sainte Mosquée, il ne revendiquerait pas alors un magistère, historiquement légitime, sur La Mecque et que ces bédouins usurpateurs que sont les Saoud auraient bien du mal à contester ?…
A tout prendre, il vaut mieux solliciter les roumis (= occidentaux, le mot est une déformation de « romains »)...
Hélas, l’allié traditionnel américain n’est pas un bon candidat. A la fin des années 70, les Etats-Unis ne disposent d’aucune troupe militaire « spéciale » formée à ce type d’évènements. Il a bien les SWAT (Special Weapons and Tactics – créées en 1968) mais ce ne sont que des troupes de police entrainées essentiellement à l’interpellation de malfrats en milieu urbain. Quant à ses SEALS (Sea, Air, Land), ce sont des commandos de marine de guerre, ni formés à la guérilla urbaine ni à l’investissement de milieux clos.
D’ailleurs, les Etats-Unis préfèreraient sans doute éviter d’intervenir sur la question : ils viennet d'être accusés par l’Ayatollah Khomeiny, guide de la révolution iranienne, d’être à l’origine du sacrilège perpétré à La Mecque et, la veille 21 novembre 1979, l’ambassade américaine à Islamabad (Pakistan) a été incendiée.
22 NOVEMBRE 1979 : APPELEZ LE GIGN...
Alors, une idée émerge. Cette même année 1979, un prince saoudien a été invité à visiter les installations d’une troupe spéciale française appelée le « GIGN » (Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale) situé à Maisons-Alfort en région parisienne. Dirigé à l’époque par le capitaine Prouteau, (assisté par le capitaine Barril), le GIGN avait produit sur le prince une très forte impression, celle d’hommes d’excellence aptes à intervenir avec succès dans des missions inhabituelles et périlleuses à l’aide de moyens non conventionnels.
Qu’est-ce que le GIGN, notamment en 1979 ?
On croit aujourd’hui le connaitre mais, malgré le battage médiatique et un excellent site internet, le GIGN reste d’une discrétion de violette sur la plupart de ses missions (et notamment celle qui fait l’objet de cette chronique !)
Rappelons que les années 1970 sont marquées par de nombreuses prises d’otages, effectuées très souvent dans le cadre de détournements d’avions opérés à l’époque par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) qui lutte par tous les moyens y compris terroristes contre ce qu’il estime être un processus de spoliation de la population arabe palestinienne par l’Etat hébreu. La décennie 70 s’est ouverte avec la dramatique prise d’otages d’athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich (11 sportifs tués et 1 policier ouest-allemand) qui a mis au jour l’incapacité des forces de police conventionnelles à faire face à ce type de problématique. Dans ce contexte, les Allemands ont créé une troupe militaire spécifique : le GSG9 (qui s’illustrera en 1978 par un assaut sur un avion de la Lufthansa retenu sur l’aéroport de Mogadiscio - Somalie).
En France, une troupe de ce type est mise sur pied le 1er mars 1974 sous le nom de « Equipe Commando Régionale d’Intervention ». Sa mission est limitée à la région parisienne (=1ère région militaire). Elle est placée sous le commandement du lieutenant Prouteau et composée de 17 sous-officiers. Rapidement, une deuxième équipe est montée et stationnée à… Mont-de-Marsan (dans les Landes, ce qui ne facilite pas vraiment la coordination). Neuf jours seulement après son lancement, le GIGN intervient déjà et va se distinguer rapidement sur de nombreux fronts : prise d’otages en milieux urbains, forcenés mais aussi (à l’époque il n’y a pas d’équipes spécialisées pour cela) protection de personnalités ou transfert de détenus « sensibles »…
Les hommes du GIGN sont des militaires mais des militaires pas comme les autres. Habillés de noir (c’est spécifique mais pas encore cagoulés, à cette époque), multi-spécialistes en armes et explosifs, disposant d’un budget spécial (c’est important) permettant de se doter de matériel de pointe, acteurs du choix de leur matériel (c’est un privilège) pour lequel ils demandent du sur-mesure (toujours accordé), surentrainés par tous les temps et dans toutes les conditions mais aussi formés à la négociation, les hommes du GIGN assurent malgré eux le spectacle par la fascination qu’ils exercent. La troupe acquiert très rapidement la réputation qui est toujours la sienne aujourd’hui : celle d’une unité d’élite rassemblant les meilleurs pour faire face aux situations les plus improbables avec le minimum de pertes et le maximum de succès. La qualité du GIGN est telle que, bien qu’il ait été créé deux ans avant lui, c’est le GSG9 allemand qui vient s’entrainer… au GIGN !
La réputation de cette troupe française a donc suffisamment dépassé les frontières de l’hexagone pour que, le 22 novembre 1979, le pouvoir saoudien décide de faire appel à ceux que les journalistes (jamais avares de formules-choc) surnomment les « super-gendarmes ». Prudemment. Car les Saoudiens ne veulent pas de troupes d’assaut étrangères qui viendraient tirer sur leurs mosquées. Ils veulent, dirions-nous aujourd’hui, des « conseillers militaires ».
Ce qui va suivre est une synthèse d’informations obtenues sur la base de témoignages oculaires ou vécus. Les rapports saoudiens officiels ne mentionneront jamais les Français, comme si la résolution de la crise avait été du début à la fin 100 % arabo-arabe, un pieu mensonge par omission…
Le président Valéry Giscard d’Estaing accepte (on ignore contre quelles contreparties car VGE n’a jamais été disert sur cet épisode pourtant spectaculaire et couronné de succès). Le ministre de la Défense Yvon Bourges briefe alors le capitaine Paul Barril et les deux sous-officiers désignés : des fous furieux se sont barricadés et retiennent des otages… C’est du classique pour Barril et le GIGN dont c’est le pain quotidien, pourrait-on dire en exagérant à peine.
24 NOVEMBRE 1979 : CONVERSION EXPRESS
Le vendredi 23 novembre 1979 à seize heures (et non le 29 comme l’indique Wikipédia, mal renseigné), un Mystère 20 du GLAM (le Groupement Aérien de Liaison Ministérielles – aujourd’hui le ETEC, on s’en fiche, d’ailleurs -) s’envole en direction de l’Arabie Saoudite avec les trois hommes à son bord. Ils ne sont pas seuls : deux membres du SDECE (le Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage - l’actuelle DGSI) les accompagnent (alors là, l’information sur ces hommes, leur nombre réel, leur identité, leurs rôles restent entourés de l’opacité la plus complète). A l’arrivée, les gendarmes sont installés dans un camp à 40 kms de La Mecque.
La première réunion opérationnelle de crise avec les militaires saoudiens a lieu le samedi 24 novembre 1979 au matin. Et là, franchement, Barril et ses hommes prennent connaissance d’une situation vraiment inhabituelle pour eux.
- La mosquée, grande comment ? Deux hectares.
- Combien de forcenés ? On ne sait pas exactement.
- Retranchés où ? Ce n'est pas établi.
- Combien d’otages ? On l’ignore.
- A-t-on des plans du bâtiment ? Aucun.
ça part mal. Barril veut alors voir les lieux lui-même.
Impossible, lui répond-on : la ville est interdite aux non-musulmans ! Dans ce cas, difficile de faire quoi que ce soit à distance… Les Saoudiens sont hésitants. Après moultes tergiversations et coups de fil en haut lieu, on convient de deux choses :
- Pour entrer dans La Mecque, les trois gendarmes seront convertis à l’islam pour la forme grâce à la simple formule (shahada) « Il n’y a de dieu que Dieu et Mahomet est son prophète » qu’ils répéteront devant l’autorité religieuse compétente (peu regardante sur la sincérité de la chose), ce qui en assurera la validité si qui que ce soit venait à la contester.
- Cependant ils ne pénétreront pas dans la Grande Mosquée (il y a là une contradiction avec ce qui précède car on ne peut être « à moitié » musulman et, si on l’est, on a l’autorisation – et même l’obligation – d’entrer dans la Grande Mosquée !….)
C’est la version officielle française donnée par Christian Prouteau (... qui n’était d’ailleurs pas sur place !) dans ses Mémoires d’Etat (1998).
Paul Barril est alors conduit à proximité de la Grande Mosquée où il prend des notes sur la configuration des lieux. Les Saoudiens ont une idée : noyer les caves où se cachent les terroristes, faire descendre dans l’eau un câble électrique puis envoyer le courant pour électrocuter tout le monde ! Barril les dissuade de cette méthode à l’efficacité douteuse et qui risque en plus (si elle réussit) de faire trépasser… les pèlerins retenus en otages.
Le lendemain, dimanche 25 novembre 1979, Barril dresse la liste de ce dont il a besoin et de ce qui est disponible :
- des hommes (on lui en dénombre au moins 600 disponibles au titre de la Garde Nationale, quoique plus de 2000 hommes cernent le bâtiment)
- des gilets pare-balles (il n’y en a guère)
- un plan des lieux (Salem Ben Laden, frère de celui qui sera le célèbre terroriste Oussama vingt ans plus tard et fils de l’entrepreneur qui a rénové le sanctuaire une vingtaine d’année auparavant, a finalement retrouvé les plans du bâtiment) : les sous-sols sont constituées de vastes salles reliées entre elles par des couloirs étroits, c’est bon à savoir
- des radios portatives individuelles (on appelait cela à l’époque des talkiewalkies) : une trentaine possible
- des masques à gaz (il n’y en a pas)
- du gaz incapacitant (encore moins)
- des explosifs (rien de valable n’est disponible)
Barril veut-il mettre le feu aux poudres (ah, ah) ?...
Non, le capitaine Barril a une stratégie simple et éprouvée. Il veut obliger les assaillants à se réfugier dans une même zone (en l’occurrence : les caves), forcer éventuellement les portes qu’ils auront fermées derrière eux puis utiliser des gaz lacrymogènes et incapacitants tels que ceux utilisés couramment par le GIGN pour réduire les forcenés (du « CS » - chlorobenzylidène malonitrile - ou ortho-chloro-benzal malonitrile anciennement « CB »). En fait, Barril veut appliquer à très grande échelle une technique bien rodée et jusqu’à présent utilisée pour des prise d’otages de taille réduite. Il est finalement décidé de procéder ainsi.
Le lundi 26 novembre 1979, par téléphone (comme s’il commandait à La Redoute !), Barril passe donc une commande de matériel à « Paris », passablement étonné :
- 50 kgs de plastic
- 200 masques à gaz
- 30 épandeurs (un peu comme les viticulteurs qui sulfatent leurs vignes mais là, il s’agit de sulfater les terroristes)
- et… 3 tonnes de gaz !
Et fissa ! comme on dit localement...
27 – 28 NOVEMBRE 1979 : TIRS (UN PEU TROP) RAPIDES ET ENFUMAGE GENERAL…
Car il faut renverser une situation qui ne peut s’éterniser. Depuis 6 jours, des insurgés tiennent la Grande Mosquée de La Mecque et, malgré le blackout imposé, cela finit par se savoir et l’information se diffuse (par téléphone arabe, naturellement). Les rumeurs les plus folles circulent alors : on parle d’insurrection de casernes, de révoltes populaires, d’un putschimminent, d’un attentat contre le roi… En fait, le pays est calme. Mais pour combien de temps ? Les pouvoirs publics saoudiens décident alors de prendre l’information en main et de diffuser des nouvelles officielles au journal télévisé : une façon de couper court aux rumeurs et de maîtriser l’« information » (si on peut l’appeler ainsi !).
Au matin du mardi 27 novembre 1979, la situation demeure plutôt bonne pour les insurgés qui, on l’a vu, disposent d’armes, de munitions et de réserves de nourriture qui les rendent susceptibles de tenir encore longtemps. Celle des milliers de pèlerins, qu’ils tiennent sous la menace de leurs armes et qu’ils ont parqués dans de grandes salles souterraines, est davantage problématique : eux n’ont rien mangé depuis le début des évènements (une semaine !) et sont entassés dans l’obscurité des caves dans des conditions de chaleur et d’hygiène épouvantables. Les terroristes n’ont évidemment pas l’intention de les nourrir.
Ils décident donc d’en libérer brutalement un grand nombre (sans doute plus d’un millier). Les malheureux, ne demandant pas leur reste, sortent alors en désordre des sous-sols en courant et s’égayent en tous sens dans la cour de la Mosquée. Mauvaise idée. Les forces saoudiennes, nerveuses et surprises, croient à une « sortie » des insurgés et… ouvrent le feu sur les pèlerins à la mitrailleuse lourde ! Le temps que la Garde Nationale s’aperçoive qu’elle ne tire pas sur les bonnes cibles, la bavure tragique a déjà laissé sur le carreau plusieurs centaines de cadavres…
Cette lamentable méprise permet à la télévision saoudienne de se déchaîner contre le sacrilège des insurgés de la Grande Mosquée, qualifiés classiquement de « fous », de « traîtres à la religion » et de « criminels » mais aussi d’« ingrats » (face aux bienfaits dispensés par le pouvoir) et même (injure suprême !) d’« athées » dont on se demande s’ils ne sont pas appuyés par une « puissance étrangère » (comprenez : l’Iran, évidemment).
Désormais, l’évènement est donc connu de la population même si, en réalité, les vraies « informations » concédées au grand public sur la TV d’Etat sont soigneusement filtrées et extraordinairement limitées (mais, quand on y songe, est-ce si différent aujourd’hui sur les chaines TV « en continu » où l’on se contente de rabâcher en boucle une « information » émanant généralement des pouvoirs publics, souvent indigente sur le fond, généralement partielle, parfois erronée et jamais réellement analysée ?)
Dans les faits, il ne se passe rien. La police se contente désormais d’encercler le site. Elle essuie quelques coups de feu, sporadiques, des insurgés auxquels elle se contente de riposter çà et là. Certes, le lendemain 28 novembre, les forces de l’ordre saoudiennes tentent d’enfumer les insurgés en faisant brûler des pneus dans les quelques caves où ils ont pu entrer. Peine perdue évidemment. C’est le genre de tentative fumeuse au propre comme au figuré.
On décide plutôt d’attendre.
Le lendemain jeudi 29 novembre 1979, le capitaine Barril reçoit l’assurance que le matériel va pouvoir être livré.
On attend encore.
Encore 48 heures et, le samedi 1er décembre en soirée, une caravelle du GLAM arrive enfin à l’aéroport de La Mecque avec le matériel commandé le lundi précédent.
LES TERRORISTES PASSES A LA SULFATEUSE
Dans le camp installé en dehors de la ville de La Mecque, l’instruction commence (au pas de charge, forcément) dès le lendemain, dimanche 2 décembre 1979 à l’aube. Assez de temps a déjà été perdu.
L’objectif, comme toujours avec le GIGN, n’est pas tant de tuer les insurgés que de parvenir à les mettre hors de combat avec le maximum d’efficacité. Pour cela, il va falloir :
- former rapidement une soixantaine d’hommes au maniement de l’épandage de gaz
- et coordonner par radio l’ensemble de l’assaut mené par des troupes masquées (= avec des masques à gaz - dans une chaleur étouffante) dans des lieux où, théoriquement, les gendarmes français n’auront pas le droit de pénétrer.
Il y aura 30 « binômes » (donc soixante hommes) : 30 groupes de deux hommes dont l’un portera l’épandeur et l’autre la radio. Si l’un est tué, l’autre devra utiliser le matériel laissé vacant. Les deux hommes seront donc interchangeables bien qu’ils aient, au départ, deux tâches bien distinctes et complémentaires. Chaque binôme sera supervisé par un officier saoudien lors de l’assaut.
La première journée d’instruction est consacrée au maniement du matériel d’épandage et de la radio ainsi qu’au port du masque. La seconde journée, le lundi 3 décembre, est consacrée au délicat maniement des explosifs destinés à faire sauter les portes derrière lesquelles les insurgés ne manqueront pas de se retrancher.
Deux jours de formation, c’est peu. Mais ce sera tout. Désormais, il faut y aller. Les opérations sont prévues pour le lendemain.
Le mardi 4 décembre 1979, les opérations débutent à 7 heures du matin. Les gendarmes français entrent de nouveau dans la ville de La Mecque mais n’entreront a priori pas dans la Grande Mosquée. Les troupes d’assaut saoudiennes se déploient et se postent aux endroits prévus. A 8 heures, les liaisons radios sont opérationnelles.
L’assaut est prévu pour 10 heures du matin. Il est déclenché avec la phrase suivante « Pour la grandeur d’Allah, en avant ! ». Deux types de troupes se ruent alors à l’assaut de la mosquée :
- les troupes régulières ouvrent le feu sur les insurgés pour les « fixer » sur leurs positions et concentrent plus particulièrement leurs efforts sur 3 entrées (sur 22) de la Grande Mosquée qui donnent accès aux caves. Elles sont essentiellement saoudiennes mais on a évoqué la présence de troupes pakistanaises, ce qui reste incertain.
- les 30 commandos (composés d’1 binôme + 1 officier) profitent du feu nourri et, dès que l’accès à ces 3 entrées est libéré, descendent sous le bâtiment. C’est à deux que va revenir l’essentiel du travail.
La mosquée est défendue avec acharnement par les rebelles et les soldats, qui distinguent difficilement ceux-ci des pèlerins, tirent dans le tas avec un discernement apparemment assez limité. Mais les opérations se déroulent favorablement et les forces d’assaut progressent, repoussant progressivement les rebelles. Au bout de 30 minutes, on arrive devant les premières portes en sous-sol barricadées et on commence à les faire sauter. Partout au-dessus, les combats se poursuivent, faisant des dizaines de morts de part et d’autre. En sous-sol, c’est pareil. Chaque porte est défendue par des tirs de barrage nourris. A chaque fois, les commandos, qui essuient des pertes, envoient le gaz puis, les défenseurs hors de combat ou en fuite, progressent de nouveau, à coups de grenade et de rafales, mètre par mètre, pas à pas, dans l’obscurité.
Au bout d’une heure, on estime qu’un tiers des 3 tonnes de gaz a déjà été utilisé. Dès 11 h 30, la Garde Nationale est maîtresse des bâtiments en surface, au prix d’un véritable carnage : des dizaines de morts jonchent la cour, maculée de sang. Les combats se poursuivent toujours sous terre.
Il est maintenant 14 h.
Cela fait quatre heures que les opérations ont été déclenchées. 2 tonnes de gaz ont été répandu, 50 % de l’effectif des commandos au moins (60 hommes au départ) a été tué mais la reconquête est achevée. On déblaie déjà les morts de la cour, des centaines, qui sont chargés en désordre sur des camions.
Enfin, les derniers rebelles retranchés se rendent, hagards et hébétés, le visage noircis par les explosions et la crasse. Parmi eux, il y a leur chef, Jouhaymane Al-Utaybi mais le soi-disant Mahdi, son beau-frère Mohammed Al Qahtani, a été tué par un éclat de grenade, apparemment lors des premiers moments de l’assaut.
La mission du GIGN est achevée avec succès et couronnée par la remise aux trois gendarmes de l’insigne spéciale des unités parachutistes saoudiennes. Ils rentrent alors en France dans la plus totale discrétion, laissant les pouvoirs publics saoudiens célébrer dans l’émotion la détermination et le courage des forces de l’ordre nationales (ce qui est incontestable) tenues pour uniques responsables de la victoire sur les insurgés…
Le bilan de l’opération est donc positif mais il est mitigé :
- (officiellement) 177 terroristes ont été tués
- le chef et plusieurs dizaines d’insurgés ont été capturés vivants
- les lieux saints de l’islam sont libérés
- (toujours officiellement) 127 morts parmi les forces de l’ordre
- 600 blessés divers (sans précision et notamment aucun chiffre concernant les morts et blessés parmi les pèlerins)
- mais le fait même qu’un tel évènement ait eu lieu démontre l’incapacité du pouvoir saoudien à garantir la sécurité des lieux et des fidèles
- l’importance des insurgés a montré le nombre et la détermination des forces d’opposition aux Saoud
- l’ampleur des moyens dont ils ont disposés (armes, munitions, victuailles) témoigne descomplicités et des soutiens importants dont ils ont bénéficié pour leur action
Le 9 janvier 1980, Jouhaymane Al-Utaybi et 62 autres insurgés (Saoudiens, Egyptiens, Yéménites , Koweïtiens, Irakiens, Soudanais…) sont décapités au sabre en public dans 4 villes du pays. Avec les 177 morts officiels recensés dans la mosquée, on peut donc dénombrer un total d’au moins 240 terroristes impliqués.
Mais là encore, il s’agit de chiffres minimum car les 63 décapités ne sont pas les seuls insurgés à avoir été faits prisonniers. On ignore en réalité quel est le nombre total de ceux qui ont été incarcérés et ce qu’ils sont devenus par la suite : il y eut apparemment des exécutions discrètes, certaines détentions furent longues dont sortiront des membres du groupe qui livreront leur témoignage à des journalistes américains tels que Yaroslav Trofimov (The siege of Mecca – 2007) et on nota la libération d’au moins un des 2 Américains impliqués…
Pour le reste, l’incertitude la plus grande règne, notamment sur les morts parmi les pèlerins otages. Les évaluations indépendantes divergent sans s’accorder et vont de 300 (chiffre très certainement sous-évalué) à 4.000 (vraisemblablement exagéré).
Le 28 janvier 1980, le journal Le point, dans un article de Jean-Michel Gourevitch, révèle l’implication du GIGN dans les évènements de La Mecque. Le secret a fini par transpirer (pas autant que les gendarmes français dans le désert saoudien, sans doute…)
L’ARABIE AUJOURD’HUI SOUS LA MENACE SIMULTANEE D’AL-QAÏDA ET DE L’ETAT ISLAMIQUE
Il est temps de tirer quelques conclusions et d'associer tout cela aux aux évènements récents et actuels.
Mis à part un contrat d’armement de 3 milliards de francs (équivalent à un peu plus de 900 millions d’euro actuels) signé dans les semaines suivantes avec l’Arabie saoudite, la France n’a tiré aucun bénéfice diplomatique ni géostratégique de cette intervention risquée qui permit pourtant certainement aux Saoud de conserver leur trône. A cet égard, ce gaspillage de la part de Valéry Giscard d’Estaing (1974 – 1981) tranche avec les efforts de Nicolas Sarkozy (2007 – 2012) pour implanter la France comme partenaire privilégié du Qatar et avec l’opportunisme de François Hollande.
Dans un contexte de réchauffement diplomatique entre les Etats-Unis et l’Iran menée par le président Barack Obama (2008 – 2016), le Français a en effet été accueilli chaleureusement début mai 2015 à la réunion du Conseil de coopération du Golfe à Riyad, le roi Salmane boudant simultanément et ostensiblement un rendez-vous à la Maison-Blanche. Ainsi les relations de la France avec les pays du Golfe en général et l'Arabie saoudite sont-elles excellentes depuis une dizaine d'années. Si la France a vendu ses avions Rafale à l'Égypte (2015), c'est d'abord parce que l'Arabie saoudite a accordé au maréchal Al-Sissi la rallonge financière adéquate. Il en est de même au Liban : la France a également signé en 2015 un contrat de fournitures pour l'armée de plusieurs milliards de dollars, dont la facture sera honorée par... l'Arabie saoudite. Le 13 octobre 2015, le Premier ministre français Manuel Valls a aussi annoncé USD 10 milliards de contrats et financements divers (dont la commande de 30 patrouilleurs rapides).D’une manière générale, Paris a décroché ces dernières années plusieurs contrats d'armement direct avec Riyad qui est devenu (en 2014) le… premier importateur de matériel militaire dans le monde !
Paradoxal car si l’Arabie saoudite vit sous la menace, cette menace est surtout intérieure…
Plus fragile qu’on ne le croit, le régime des Saoud, des bédouins montés sur le trône par la force dans les années 20 grâce aux Etats-Unis et au détriment d’une tribu locale (les Hachémites) précédemment chassée de la Mecque par les Anglais (Première guerre mondiale), n’a jamais cessé d’être contesté. La suite des évènements a montré que, après 1979 et malgré la réprobation populaire suscitée par la profanation de La Mecque par les insurgés, la contestation n’a pas cessé et sa répression par le pouvoir n’a pas désarmé non plus.
Jean-François Mayer, historien des religions et connaisseur du terrorisme islamiste, estime que « l’épisode de La Mecque en 1979 n’est pas un incident isolé, aberrant, mais s’inscrit dans les développements plus vastes de l’émergence du djihadisme contemporain ».
Lors de la Guerre du Golfe (1991), la présence massive de troupes américaines sur le sol saoudien soulève ainsi l’opposition d’autorités religieuses diverses et sert de tremplin pour une contestation plus globale des mœurs et de la politique de la famille au pouvoir.
En 1993, des universitaires contestataires fondamentalistes fondent brièvement un « Comité pour la défense des droits légitimes » avant d’être incarcérés.
En 1994, une centaine de personnes réunies autour du Cheikh Salman Al Aouadah, à la fois ultranationaliste et ultrafondamentaliste, sont arrêtés.
Jusque-là, il ne s’agissait que de contestation par les mots.
Mais à partir de 1996, la situation se dégrade nettement : les méthodes de contestation se font radicales et, surtout, s’en prennent directement aux étrangers, ce qui est une nouveauté pour un pays jusque-là réputé « sûr » pour les étrangers. Ainsi, le 25 juin 1996, 19 Américains et un Saoudien sont tués tandis que 372 autres personnes de plusieurs nationalités sont blessées dans un attentat à la bombe contre les tours de Khobar, immeuble résidentiel pour expatriés, des sociétés pétrolières. La nébuleuse terroriste Al-Qaïda est finalement incriminée, après quelques doutes concernant l’Iran.
C’est ensuite bien Al-Qaïda qui revendique (une première) l'attentat de Riyad aux voitures piégées qui fait, samedi 9 novembre 2003 vers minuit, au moins 17 morts dont 5 enfants et 122 blessés dans le complexe de Mouhaya (200 logements abritant des Libanais, des Français, des Italiens, des Allemands et des Saoudiens). Agissant avec célérité, efficacité et de façon implacable, le pouvoir saoudien arrête alors 42 suspects de la cellule dite de Turki al-Dandani : en avril 2014, un tribunal de Ryad condamne cinq d’entre elles à mort et les 37 autres de 3 à 35 ans de prison.
Mais Al-Qaïda n’est pas le seul à menacer la pétromonarchie saoudienne et, plus généralement, tous les régimes du Moyen-Orient. A cet égard, il se pourrait même que les uns et les autres fassent cause commune contre un ennemi émergent, autrement plus coriace et structuré : l’autoproclamé « Etat Islamique »…
De fait, aujourd'hui, le catalyseur du djihadisme (islamisme conquérant, anti-chiite et anti-occidental) est bien Daesh (EI), lequel se propose de restaurer un islam supposé « originel » face à des monarchies du Golfe qu'il juge corrompues et à des régimes militarisés laïcs (tels l'Egypte ou la Syrie - ce dernier, dirigé de surcroît par un Allaouite, une branche du chiisme donc multi-hérétique du point de vue des sunnites !)
Dans ces conditions, le premier des objectifs de l’EI est évidemment Damas. La capitale de la Syrie actuelle est en effet celle du premier califat des Omeyyades, si vous vous en souvenez bien : il y a donc derrière la conquête de la Syrie et la prise de Damas une symbolique majeure et l'EI, qui a proclamé en 2014 son propre « califat », espère en tirer à terme un effet d'entrainement sur le reste des musulmans pour poursuivre son expansion vers le sud, le Golfe et l’Arabie saoudite.
On le voit dans les évènements récents.
En mai 2014, deux attaques-suicides à la bombe dans des mosquées chiites d’Arabie saoudite sont ainsi revendiquées par l’EI (qui qualifie les chiites d’« hérétiques ») : 21 morts à Qatif (est du pays) et 4 morts à Dammam. Le 18 juillet, la police saoudienne annonce le démantèlement d’un réseau saoudien lié à l’EI et ne fait pas dans la demi-mesure : 431 suspects, en majorité des Saoudiens, sont arrêtés.
Le jeudi 6 août 2015, l’EI revendique l’attentat, à l’aide d’un kamikaze du nom d’Abou Sinan al-Najdi, visant une mosquée du quartier général des forces spéciales d’Arabie saoudite d’Abha (province sud d’Assir, proche de la frontière avec le Yémen) : 15 morts (dont 12 policiers) et 9 blessés.
Que ce soit en Irak ou en Syrie, l’expansion de l’EI et son attractivité auprès des pays étrangers est évidemment hautement menaçant et donc parfaitement intolérable. La lutte à mort du royaume saoudien contre l’EI est donc inévitable : l’Arabie est désormais le membre arabe principal de la coalition arabo-occidentale emmenée par les Etats-Unis contre l’EI en Irak et en Syrie. Elle aligne même davantage d’avions que la France (15 contre 13) et, pour mieux affaiblir l’EI, finance l’envoi d’armes au « Front Al-Nosra », cette coalition hétéroclite de salafistes divers opposée à l’EI autant qu’à Bachar El-Assad et qui réunit (sur des bases tribales) des membres qui sont affiliés (mais pas tous) à… Al-Qaïda !
Mais l’Arabie saoudite n’est pas seule dans son combat et, même, l’immense coalition dans laquelle participent tous les pays arabes sans exception traduit bien, en réalité, l’isolement de l’EI malgré sa puissance actuelle. « Nous allons les exterminer » a ainsi affirmé le roi Abdallah de Jordanie, fou de rage après l’assassinat d’un pilote jordanien dans des conditions particulièrement horribles (janvier 2015).
ET DEMAIN ?…
En 1986, le roi d’Arabie (Fahd à l’époque, 1982 - 2005), s'est auto-proclamé « serviteur des deux saints sanctuaires » (La Mecque et Médine), cela afin de mieux proclamer le magistère de la dynastie des Saoud sur ces lieux et donc sur l'islam en général : une autorité proclamée si solennellement qu’elle indique en fait que (comme c'est souvent dans le désert) elle ne coule pas de source…
Il s’agit d’un signe parmi tant d’autres que, au Moyen-Orient, le fait religieux n’est jamais absent des luttes politiques et que, dans ce contexte, maîtriser La Mecque est un atout minimal pour maîtriser le pouvoir. La Mecque, premier lieu saint de l’islam et enjeu de pouvoir, est donc un endroit où des actions terroristes sont, plus que jamais, à redouter…
Le détournement (en vue d’une action-suicide) du vol Air France 8969 du 24 au 26 décembre 1994 avait échoué grâce à l’intervention du GIGN (encore lui !) à Marseille. Certainement, on peut penser que les erreurs commises à cette occasion par les pirates de l’air ont servi à ceux du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis pour mieux perpétrer leur forfait avec succès. De même, il est probable que le prochain assaut sur La Mecque ne reproduira pas les mêmes erreurs que celles commises par les insurgés de 1979…
La question n’est aujourd’hui pas de savoir si et comment un autre raid sur La Mecque aura lieu mais plutôt de savoir quand cette attaque aura lieu.
Mais en ce domaine, l’avenir appartient au Tout Puissant. Inch Allah !
La plume et le rouleau © 2015
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Bousculade en 2015 faisant plus de 2.000 morts
et cette grue qui s'écroule le 11 septembre 2015